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Vertu du mouvement serbe
Marco Di Palma, 5 juillet 2025

L’un des aspects les plus frappants du récent mouvement en Serbie concerne le désir de vérité et de sagesse qui caractérise la subjectivité des étudiants d’abord, puis de tout le peuple serbe mobilisé depuis novembre 2024. Cette exigence exprime la distance prise à l’égard de toute position faisant du désordre et du chaos l’instrument même de la politique et envisageant la destruction de ce qui existe comme condition nécessaire de l’invention du nouveau. Il ne faut surtout pas voir dans cette disposition un signe de faiblesse du mouvement. Malgré la nature apparemment modérée des déclarations soulevées par les étudiants et partagées par les autres manifestants, dont le noyau est la volonté de faire exister un « fonctionnement élémentaire des institutions », la sagesse est assumée comme conscience même de ce que la radicalité politique doit être de nos jours, au sens d’un changement capable d’aller au cœur des causes qui sont à la base du malheur de la population : 

 

« De ce fait, nous devons être sage : changeons-nous l’essentiel ou uniquement ceux qui sont censés le représenter ? »

 

On n’est pas alors face à un énième variant du « que tout change afin que rien ne change », mais à la recherche d’une nouvelle rationalité politique, refusant la logique dominante et de plus en plus violente de la puissance et de l’arrogance comme seule perspective. Le soulagement que nous avons éprouvé et que nous éprouvons en regardant les événements serbes et en entendant les déclarations qui s’y élaborent ne vient-il pas précisément de cela, qu’ils offrent au monde une exception heureuse face à la règle de la force et la montée des pulsions agressives et identitaires contemporaines ? Si le mouvement serbe se lève alors en ce moment — pour utiliser une image empruntée à Stéphan Zweig — comme une « colombe blanche sortant de l’arche de la bestialité hurlante, trépignante, vociférante » de notre temps, c’est parce qu’il nous montre que l’humanité est encore capable d’une vertu politique au sens du rejet d’un double désordre : celui provoqué par l’incapacité des États à gérer les affaires de la vie collective, ainsi que le désordre subjectif qui en dérive, prenant souvent la forme d’une révolte aveugle et nihiliste (vouloir tout casser), et dont l’issue est souvent la légitimation d’un nouvel ordre fascisant. Au contraire, la discipline revendiquée par le mouvement en Serbie vise la recherche d’une nouvelle articulation du nœud Sagesse-Vertu-Justice, dans le sens d’une intelligence collective de la situation dans ce pays, qui est aussi conscience de la nécessité de parer au chaos en réfléchissant à des nouvelles formes d’organisation. La discipline en question n’est donc d’aucune manière ici un synonyme de docilité à l’égard du pouvoir, mais au contraire la recherche d’une méthode éclairée de l’agir. 

Alors que la sagesse et la modération sont d’ordinaire du côté des positions conservatrices, là aussi les jeunes serbes renversent la manière habituelle de percevoir les choses : il ne s’agit pas ici de “modérer” au sens de dispenser des leçons morales (en vogue aujourd’hui, une “sagesse” comme prescription des limites de l’agir individuel), mais plutôt de subordonner l’État à la justice : 

 

« Le gouvernement n’est pas resté entièrement immune à la pression. Peut-être c’est le moment où le gouvernement ressentira que le peuple ne se tait plus devant l’injustice. »

 

Modération et sagesse viennent en ce sens de la volonté de reproposer une mesure (J. Balso, Ouvrir Hölderlin, p. 373) — extérieure à l’État — de la pensée et de l’action politiques, une idée de ce que doit être un bien collectif véritable et véritablement capable de faire reculer l’hégémonie de l’intérêt privé qui caractérise les politiques dominantes : 

 

« Nos demandes sont basées sur les principes du droit et de la justice. Ces principes sont clés pour le fonctionnement de chaque société juste. » 

 

Parler de “mesure” signifie qu’un même intérêt unifiant l’humanité peut être affirmé, qu’en dépit des différences entre les gens la séparation ne doit pas être la norme de l’organisation de la vie en commun. Car cette affirmation d’une unité politique possible est précisément ce qui permet de soustraire les hommes à la fragmentation du chaos et du désordre contemporains.

La jeunesse serbe offre de ce point de vue un appui concret pour une vision renouvelée de la vertu politique, « un nouvel usage du mot “Vertu” » (A. Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?), voire un exemple permettant de récupérer cette catégorie trop souvent avilie par ses utilisations moralisatrices.

 

Sagesse

 

La sagesse dont les participants du mouvement serbe font preuve en ce moment se montre premièrement au niveau des demandes adressées au gouvernement, concernant précisément la vérité des travaux sur l’auvent de la gare dont la chute a été à l’origine des morts. Cet impératif de clarté de la part des institutions et des moyens d’information est défendu dès le départ par les étudiants. C’est à ce propos que la question de la corruption commence à être mise au centre des réflexions (« La corruption tue ») : que cela soit le point de vérité de la situation est indiqué par sa force d’universalisation à l’échelle de tous les pays de la ex-Yougoslavie et de la diaspora serbe (« leur corruption, notre émigration »). Ce qu’ils affirment ainsi est une force, une discipline et un courage de la pensée qui s’opposent à la violence tout court.

Sagesse, ensuite, dans les alliances et la solidarité créées entre les étudiants et les avocats d’abord, puis le reste de la population. De ce point de vue, le choix de marcher, ou ensuite de se déplacer à vélo dans d’autres pays, montre la volonté d’élargir la conscience politique à tous, d’unir ceux qui d’ordinaire sont divisés : 

 

« la Serbie n’est pas un assemblage d’intérêts divisés mais un ensemble de citoyens qui partagent une vision pour le futur. »

 

Sagesse comme disposition à la connaissance, ce qui est d’ailleurs indiqué explicitement dans l’Édit des étudiants, en tant que pilier fondamental pour un pays : « Le savoir, ou la connaissance, est la base du progrès de chaque société ». Ou encore, selon la déclaration d’un citoyen : « Je veux que mes enfants grandissent dans un pays où on valorise l’éducation, la connaissance ». Sagesse signifie en ce sens aveu d’ignorance quant à ce qu’on ne sait pas encore, mais qu’on veut apprendre : savoir de peu savoir, comme disait Lénine, pour faire en sorte d’en savoir davantage.

Sagesse, ensuite, dans le sens d’une volonté de paix, qui implique une séparation par rapport aux mouvements faisant de la violence et du désordre l’enjeu de la politique. Au contraire, il s’agit là d’opposer la discipline au chaos. La réaction à l’incident de la gare n’a pas été celle d’une colère aveugle, mais d’une politisation sage — voire organisée, disciplinée — de la situation elle-même : 

 

« plutôt que le chaos nous choisissons la sagesse, plutôt que les mouvements précipités nous choisissons le discernement, nous nous battons non pas pour détruire, mais pour construire. »

 

Position assumée donc d’engagement discipliné, de construction réfléchie, qu’on voit à l’œuvre dans l’organisation de toutes les manifestations et rassemblements serbes depuis novembre. 

Malgré le refus du désordre, la répression du gouvernement s’est évidemment déchaînée : la sagesse du mouvement, de ce point de vue, se montre dans le courage et dans la volonté de continuer sans céder à la peur : 

 

« Nous devons montrer que nous n’avons absolument pas peur. Si après ça, ça s’arrête, si tout ceci s’arrête à cause de ça, alors pourquoi on a fait tout ça ? »

 

Sagesse, encore, comme capacité à comprendre ce qui, concernant ce qui existe déjà, mérite d’être conservé. Cela se lie à la conviction relative à la nécessité de savoir ce que l’on veut construire avant de détruire. Là aussi, la lucidité des étudiants est frappante, lorsqu’ils jugent la tendance à tout détruire comme une conséquence du désespoir : 

 

« Il nous est arrivé plusieurs fois de saisir des méthodes erronées, et saisis de désespoir chercher à détruire ce qui nous opprime, sans penser à ce que, à partir de là, nous allions construire. » 

 

Enfin, la sagesse comme volonté de justice, dans le sens d’une subordination de l’intérêt personnel à l’intérêt général. 

Nous pouvons donc appeler « sagesse » la conscience relative à la nécessité de s’accorder sur une mesure nouvelle de la politique, dont les étudiants serbes témoignent depuis le début de leur contestation et qui est la marque de nouveauté de leur mouvement. 

 

Vertu

 

Or ces considérations nous mènent à convoquer la catégorie de « vertu », laquelle indique la possession même de cette sagesse. Si une reprise réfléchie de cette notion nous paraît importante, c’est en raison de ce qu’elle a signifié historiquement au niveau des politiques d’émancipation, par exemple chez Robespierre ou Saint-Just, où le terme « vertu » nommait la vraie subjectivité politique en tant qu’orientation vers le bien collectif. C’est de cela dont nous avons absolument besoin de nos jours et dont les étudiants serbes nous offrent un exemple concret. 

L’usage affaibli et moralisant que font certaines « politiques » contemporaines parlementaires de la notion de vertu nous impose par ailleurs de revenir sur sa signification véritable et sur les usages que nous pouvons en faire aujourd’hui. Déjà Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit proposait un bilan très dur des conceptions modernes de la vertu : 

 

« Le cours du monde remporte donc la victoire sur ce qui, en opposition à lui, constitue la vertu […] Toutefois, il ne triomphe pas de quelque chose de réel […] il triomphe de discours pompeux concernant le bien suprême de l’humanité et l’oppression de celle-ci, concernant le sacrifice pour le bien, et le mauvais usage des dons ; — de telles essences idéales, de tels buts idéaux s’écroulent comme des phrases vides qui exaltent le cœur et laissent la raison vide, qui édifient sans rien construire ; ce sont là des déclarations qui dans leur déterminabilité expriment seulement ce contenu : l’individu qui prétend agir pour des fins si nobles et a sur les lèvres de telles phrases excellentes ; — il se gonfle, et il gonfle sa tête et celle des autres, mais c’est une boursouflure vide […] La vertu antique avait une signification précise et sûre, car elle avait son contenu solide dans la substance du peuple, et elle se proposait comme but un bien effectivement réel, un bien déjà existant, elle ne se révoltait donc pas contre la réalité effective entendue comme perversion universelle, et contre un cours du monde. Mais la vertu [moderne] que nous considérons est en dehors de la substance, elle est privée d’essence, elle est une vertu seulement de la représentation et des mots, privée de ce contenu. » 

 

Si d’un côté Hegel montre ici le caractère abstrait et inconsistant de la révolte et de l’indignation éthique modernes — dont les objectifs critiques sont la morale kantienne et le romantisme —, de l’autre il annonce une condamnation définitive de la pensée de la vertu, au nom du « cours du monde », car — et ce sera le point de toute la tradition hégélienne, y compris de gauche — à cette vertu on oppose désormais l’identité de l’être et de la valeur, à savoir le caractère dialectiquement progressif de l’histoire. Mais nous sommes au-delà de cette tradition hégélienne, donc obligés de nous confronter avec le vide laissé par cette disparition (M. Vegetti, L’etica degli antichi), après les grandes tentatives d’invention des nouvelles formes de justice et de vertu proprement politiques et leur échec des siècles derniers (Révolution Française, avec Robespierre et Saint-Just, puis toute la séquence de l’hypothèse communiste).

Néanmoins, les propositions contemporaines de réhabilitation de la catégorie de vertu se révèlent bien décevantes. Pour en donner un exemple, la France Insoumise fait depuis des années de la « vertu républicaine » la qualité par excellence du citoyen “militant”, impliquant une vision du travail politique comme « moralisation de la vie publique » (Proposition de loi de la vertu républicaine - 16 juin 2017), dont l’enjeu fondamental serait le « rétablissement de la responsabilité politique dans nos institutions », à savoir la possibilité de lutter contre la corruption du pouvoir. Il faut souligner à cet égard deux grandes différences par rapport à la manière dont le mouvement serbe s’en prend aujourd’hui à la corruption : 

  • En Serbie, la corruption n’est pas interprétée comme un vice accidentel concernant tel ou tel politicien au pouvoir, qu’il s’agirait alors simplement de dégager pour en élire un autre plus honnête, mais plutôt comme un trait constitutif du système représentatif de la politique (sur cela la Lettre au peuple de Serbie)

  • C’est pourquoi il ne s’agit pas pour eux de souhaiter une transformation de façade, mais une tout autre manière de penser et faire la politique, refusant le principe même de la représentation : « nous avons souvent changé le visage du système, mais non pas le système lui-même (...) il est nécessaire que les sources de la corruption se tarissent à jamais ». Bien que ce point ne soit pas entièrement tranché dans le mouvement, plusieurs déclarations étudiantes semblent indiquer cette position comme son orientation principale. 

 

Il est bien de faire remarquer sur ce point que l’héritage robespierriste revendiqué par la France Insoumise dans sa conception de la vertu n’est qu’un slogan folklorique et une répétition imprécise. Robespierre posait en effet que la vertu, en tant que passion de l’égalité, et la démocratie parlementaire ne sont pas tout à fait compatibles, en ce sens que le pouvoir représentatif est toujours éloigné du peuple et l’écarte des décisions politiques (sur cela : A. Mathiez, Robespierre et la République sociale, p. 36) : 

 

« Reconnaissez-vous des législateurs dans ces hommes plus préoccupés de leur canton que de la patrie, d’eux-mêmes que de leurs commettants ? Séduits par l’espérance de prolonger la durée de leur pouvoir, ils partagent leur sollicitude entre ce soin et celui de la chose publique. Et nous voyons des représentants du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en autant de rivaux, dressés par la jalousie, par l’intrigue, occuper presque uniquement à se supplanter, à se décrier les uns et les autres dans l’opinion de leurs concitoyens ». 

 

Cette citation n’est-elle assez pertinente pour décrire la nature de la gauche parlementaire depuis toujours ? La vertu se veut chez Mélenchon — formellement — comme une qualité politique au sens de Robespierre. Mais dans son abstraction et sa dimension étatisée, elle revient à une forme d’imposition de normes morales, censées rééduquer l’homme. D’où la porosité du programme de la France Insoumise à tout ce qui ne fait aujourd’hui que recouvrir la politique par la morale : ranger les hommes sous les catégories de « bons » ou « mauvais » selon leur respect ou irrespect de la terre, du vivant, de la laïcité, des femmes… Tout engagement subjectif doit en ce sens être passé au filtre préalable de la morale contemporaine. 

 

Par ailleurs, le contre-sens relatif aux éloges contemporains de la vertu porte sur d’autres points, que ce passage de Robespierre permet de considérer (Discours du 17 pluviôse) : 

 

« La vertu républicaine peut être considérée par rapport au peuple, et par rapport au gouvernement : elle est nécessaire dans l’une et dans l’autre. Quand le gouvernement seul en est privé, il reste une ressource dans celle du peuple ; mais, quand le peuple lui-même est corrompu, la liberté est déjà perdue. 

Heureusement, la vertu est naturelle au peuple, en dépit des préjugés aristocratiques…

D’ailleurs, on peut dire, en un sens, que pour aimer la justice et l’égalité, le peuple n’a pas besoin d’une grande vertu ; il lui suffit de s’aimer lui-même.

Mais le magistrat est obligé d’immoler son intérêt à l’intérêt du peuple, et l’orgueil du pouvoir à l’égalité. Il faut que la loi parle surtout avec empire à celui qui en est l’organe ».

 

Ce texte semble indiquer que la vraie corruption concerne toujours les magistrats, donc l’État, en tant qu’éloignement de ceux-ci par rapport à la volonté des gens. Or on pourrait soutenir que cet éloignement est transitif au parlementarisme, impliqué par celui-ci, et jamais simplement accidentel. En quoi, par exemple, une « VIème République » serait-elle vertueuse, si les racines parlementaires mêmes de la corruption ne sont pas extirpées ? Pour Mélenchon, la vertu doit être imposée « à coup de bulletins de vote » (Mélenchon, De la vertu, 2017). La corruption subjective essentielle concerne en ce sens l’acceptation d’une réduction de la politique à sa dimension parlementaire, vérité sur laquelle le mouvement serbe appelle notre attention, mais que les politiques ordinaires de gauches semblent complètement rater, en n’envisageant qu’une sorte de « purification » morale des membres du gouvernement, qui consisterait à remplacer ceux-ci par des politiciens plus honnêtes… Il faut donner raison à Hegel, sur ce point, lorsqu’il décrit les discours modernes sur la vertu en disant que « la nullité de ce bavardage devient certaine aussi pour la culture de notre temps, quoique d’une façon inconsciente, car de toute la masse de ces phrases, et de la manière de s’étaler par là, tout intérêt a disparu ; et cela trouve son expression dans le fait qu’elles procurent seulement de l’ennui ». 

Par ailleurs, le texte de Robespierre indique que la vertu comme amour de l’égalité est une ressource infinie pour le peuple : c’est ce dernier qui doit rappeler à l’État ce qu’est la vertu, et non l’inverse ! L’instance du bien n’est pas l’État ni ses cadres, mais le peuple lui-même, et comme chez Saint-Just « Vertu » indique ici « la confiance en ce penchant possible de tous vers le bien » (J. Balso, Ouvrir Hölderlin, p. 36). L’exception serbe se montre aussi en cela, dans le fait que ses sujets ne sont pas de simples démocrates « vidés de toute vertu », comme disait Platon, mais capables d’une passion réfléchie pour la justice, laquelle toutefois, pour paraphraser Hegel, ne laisse pas la raison vide et veut construire au lieu de simplement édifier dans le vide. Ce mouvement recherche radicalement autre chose : non pas un autre gouvernement, une autre représentation, mais une politique qui soit une réelle alternative au système essentiellement corrompu de la démocratie représentative. Il le recherche, car il ne s’agit pas d’appliquer une loi abstraite, mais plutôt d’expérimenter des modalités différentes et singulières de l’agir, jusqu’à présent très distinctes de toutes les habitudes politiques contemporaines. « Vertu » doit être conçu alors non pas comme le simple respect d’une notion prédéfinie du bien, mais plutôt comme l’attitude même qui consiste à le repenser et l’affirmer de l’intérieur d’une situation concrète, qui est en l’occurrence celle de la Serbie, et à partir d’un point précis révélant la contradiction politique majeure de cette situation, en ce cas la question de la corruption. Le caractère vertueux porte en ce sens sur la singularité même de ce mouvement par rapport aux simples mouvements « dégagistes » de ces dernières années — dont les différences apparentes ne sont que les variables d’une même rengaine : « Macron dégage », « Trump dégage », « X dégage »… —, donc sur son côté novateur. D’où la possibilité de trouver des éléments de similitude entre ce mouvement et, par exemple, l’inventivité politique de 68. La réactivation de la notion de « Vertu » a alors un sens uniquement si elle est réfléchie dans le registre de ce qu’on peut appeler, avec Alain Badiou, une « éthique des vérités » (A. Badiou, Éthique), voire d’une définition du « bien » et du « mal » immanente au processus politique lui-même dans une situation déterminée. Alors que l’identification de la politique et de la morale ramène la première à des conceptions pré-modernes, où la politique elle-même n’était pas pensée en autonomie par rapport à des principes extérieurs à son propre processus, tirés en particulier de la religion. Le paradoxe aujourd’hui est celui d’une morale athée et laïque, fondée sur les droits abstraits de l’homme et du vivant, mais exerçant une même fonction de recouvrement de la politique. 

Une très belle phrase de Mao Tsé-Toung (que je trouve très platonicienne) dit que « sans vue politique juste, on est comme sans âme » : on pourrait s’amuser à décrire pourquoi, en ce sens, la gauche parlementaire est proche d’un état inanimé… Mais ce qui nous intéresse c’est plutôt que l’âme du mouvement serbe se montre en cela qu’il nous enseigne, dans un temps dominé par le désespoir et le scepticisme, comment rétablir le principe selon lequel la subjectivité individuelle n’est rien lorsqu’elle n’est pas nourrie par la sagesse de ce que doit être la création d’un bien commun : 

 

« Notre bataille n’est pas celle des individus mais de nous tous car elle concerne le bien de la société. »

 

En cela, contre la concentration de la politique sur l’individu propre de la démocratie parlementaire, en tant qu’absence de toute règle collective et lieu en conséquence du chaos de la domination des désirs privés qui séparent les gens entre eux. Déjà Platon établissait dans la République le lien entre le chaos/anarchie subjectifs et la corruption de la cité démocratique en désordre tyrannique/fasciste. Le choix de la sagesse dont la Serbie donne l’exemple est peut-être la seule vraie alternative au fascisme montant aujourd’hui, contrairement aux fausses figures de la radicalité politique. Face à l’absence de subjectivités collectives capables de créer, de façon consciente et rationnelle, des projets alternatifs du monde — la « fin des idéologies » s’étant imposée comme idéologie dominante depuis 40 ans —, les étudiants serbes font preuve d’une capacité d’accord fondamental quant à ce que doit être la politique, en tout cas en termes de nécessaire séparation de celle-ci par rapport aux affaires et au pouvoir d’État.

Ce que j’appelle donc « vertu » n’est rien d’autre que la possession de la sagesse politique en tant que pensée et affirmation de la justice réelle dans une situation déterminée. Cela a existé, historiquement et politiquement, et cela doit pouvoir exister de nouveau. Saluer en ce sens la vertu du mouvement serbe signifie pour moi montrer que cette possibilité est bien effective et en partager les aspirations.

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Avril 2025

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