Faire Terre
Hypothèses pour une intégration affirmative du travail dans la résolution des catastrophes planétaires
Nicolas Gentil-Boutin, 19 avril 2025
« Les navires déverseront immanquablement leur pétrole en mer tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins. »
Guy Debord, « La planète malade » (1971)
« Le monde est ainsi pour moi un compagnon de travail. »
Simone Weil, « Du temps » (1929)
Le travail apparaît comme l’un des grands absents de la pensée, des pratiques et des mouvements écologiques et quand, plus rarement, il occupe la réflexion, c’est généralement en tant que coupable. On se consacre alors, suivant un héritage marxiste classique, à une analyse des infrastructures, du mode de production et de l’exploitation au travail qui conduit, selon toute conséquence, à sa condamnation et sa responsabilité dans les dérèglements planétaires en cours. Et il n’est pas question ici de nier qu’un ensemble d’institutions du capital et de l’État, qui donne aujourd’hui ses lois au travail, est réellement responsable de ces catastrophes. L’intuition guidant les hypothèses qui suivent est alors la suivante : sans la construction d’une figure affirmative du travail, toute tentative de résolution de ladite catastrophe est vouée à l’échec. Les concepts exposés ici pour soutenir une telle intuition méritent d’être affinés et amplifiés, ils ont pour humble mais essentiel objectif de participer au chantier, nécessaire et complexe, de la question du travail en terrain écologique. Précisons enfin que les quelques spécialistes de « Gaïa » n’y retrouveront pas toujours leur propre concept (qui, d’ailleurs, ne me semble pas tout à fait fixé d’une interprétation à l’autre). Ce texte s’inscrit dans la continuité de l’enquête sur les idéologies contemporaines précédemment ouverte dans Ardentes Patiences, et il sera difficile de nier que passant de la science à la politique, de la théorie au militantisme, Gaïa s’est idéologisée.
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De la pollution de la totalité des milieux planétaires s’ensuit un environnement naturel et humain suffisamment fragilisé pour que la possibilité matérielle d’une vie, voire de l’existence humaine, soit remise en question. On ne vit pas dans un environnement pollué, on y survit ou on y meurt. Ce que l’on ôte à l’existence pour qu’elle soit à ce point ébranlée, ce sont les conditions matérielles de sa reproduction. Nous nommerons alors Terre, l’ensemble des conditions qui ont rendu possibles et rendent possibles l’existence humaine, sa reproduction et sa préservation ; nous nommerons en conséquence terracréation le rapport nécessaire que l’humain entretient avec la planète, un rapport de travail et sans lequel il ne peut y vivre. La planète, quant à elle, est ce qui précède logiquement la Terre ainsi définie, selon des caractéristiques géo-physiques indépendantes de l’être humain. Or, ce que l’on désigne aujourd’hui par « anthropocène » semble avoir marqué la fin d’une telle indépendance : l’être humain lui-même est devenu une force géo-physique, modifiant jusqu’aux tendances climatiques, signant ainsi l’indifférenciation actuelle entre la Terre et la planète. Ce moment d’indifférenciation est celui du monde marchand. Précisons alors cette typologie : (1) le monde est celui du Capital mondialisé, subordonné à la logique des bénéfices et de la propriété privée et dont les différentes formes impériales ont conduit à l’indistinction entre les activités humaines et le devenir géo-physique de la planète ; (2) la planète décrit un espace géologique et physico-biologique indifférent à l’être humain qui, possédant ses propres lois, maintient une altérité radicale dans l’existence humaine – la planète, c’est l’espace du sans-nous, un espace indifférent : ni accueillant ni intrinsèquement impraticable, mais bien indifférent ; (3) la Terre est le processus de familiarisation d’une telle indifférence. Il y a donc Terre suivant une certaine humanisation de la planète. En cela, la Terre désigne minimalement le fait anthropologique de cette singulière manière humaine de vivre dans les milieux planétaires : une terracréation minimale est toujours la condition pratique et laborieuse sans laquelle aucune vie humaine ne peut se développer.
Il y aurait ainsi trois niveaux de sens, comme trois couches d’une même réalité : le monde marchand est la contingence politique et économique au sein de laquelle nous vivons, la planète est cette matérialité, inorganique et organique, sur laquelle s’est étoffé un processus anthropologique essentiel ayant abouti à ce que l’on appelle « Terre » et qui, en première approche, est le travail nécessaire à toute vie humaine. Je fais alors l’hypothèse qu’une part substantielle si ce n’est majoritaire de la pensée écologique d’aujourd’hui se construit sur la négation ou l’oubli d’une telle nécessité et qu’une telle omission conduit, dans un premier temps, à passer outre toute pensée réelle du travail et, en conséquence, ne peut qu’aboutir à des résolutions imaginaires des catastrophes en cours.
La prémisse d’une telle pensée écologique est pourtant exacte : c’est le monde marchand qui est responsable des dérèglements planétaires – ce qui conduit, d’ailleurs, à préférer le concept de « capitalocène » à celui d’anthropocène. Précisons : le monde marchand et ses guerres, il faut garder en tête que les gains de productivité et les gains de destructivité grandissent ensemble, que marchands, ingénieurs en armement et artificiers ont les mains liées. Au cours du XXème siècle, l’émergence de gigantesque complexes militaro-industriels, la création du plutonium 239 dans quelques optiques guerrières et destructrices et le double emploi de l’atomique ont accéléré largement la destruction des milieux planétaires – ce qui conduit, là, à pouvoir parler de «thanatocène». L’organisation du monde marchand serait ainsi synonyme de l’instauration d’un vaste plan d’ingénierie écosystémique et d’exploitation destructrice des sols, né avec la modernité marchande et qui, sous les formes notamment de l’extractivisme et de l’agriculture intensive, aurait conduit à la destruction des milieux et de leurs habitants. L’interprétation la plus communément admise de l’origine du désastre fait donc de la révolution industrielle le moteur – tout du moins l’accélérateur – de l’anthropocène. Selon cette version de l’histoire, le charbon aurait fait entrer les sociétés occidentales puis, par voie d’impérialisme, le reste de la planète, dans l’ère du « capitalisme fossile », laissant derrière elle cette « économie organique » et archaïque reposant sur le bois, la force musculaire et l’hydraulique. Mais ainsi formulée, une telle mise en cause du monde marchand conduit à focaliser le problème sur l’évolution des techniques et de l’énergie, en niant la persistance de cette économie organique, et donc la persistance du travail ouvrier, par-delà tout phénomène de transition. La logique de la modernité technique aurait alors été la suivante : la vapeur aurait remplacé le muscle, le charbon se serait substitué à l’hydraulique, puis le pétrole au charbon avant que ne s’ouvre la grande ère de l’électrique, bien vite remplacée – ou renommée – âge atomique. Enfin, se dessine aujourd’hui – dessin et dessein plein d’espoir –, le nouvel âge des énergies renouvelables. Dans le fond de l’affaire, c’est la machine qui aurait petit à petit remplacé l’humain, l’énergie humaine qui aurait été remplacée par l’énergie mécanique : « la valeur travail a perdu toute base physique : la part du travail humain est infime, 94% de la production est accomplie par le charbon et le pétrole » (Harper Leech, The Paradox of Plenty, 1932). Les récents travaux de l’historien Jean-Baptiste Fressoz sont salvateurs sur ce point et permettent de remettre au centre du jeu le travail : en 1913, plus d’un siècle après ce que l’on dit être le départ de la révolution industrielle, la Grande-Bretagne utilisait bien plus de bois qu’elle n’en a jamais brûlé au cours du XVIIème siècle. À titre d’exemple : les mines de charbon ont longtemps continué à engloutir de grandes quantités de bois, notamment pour constituer poutres, étais, perches et planches ; si la consommation du bois d’énergie, que l’on brûle, tend certes à diminuer, l’utilisation du bois est reconsidérée par la chimie industrielle ; la construction du « chemin de fer » a reposé plus encore sur le bois que sur le fer ; un grand nombre de constructions, notamment du fait de la cuisson des briques, requiert une alliance du bois et du charbon… En somme, le charbon accroît lui-même la production et la consommation de bois. Et par la suite, les énergies fossiles ne se sont pas non plus substituées au charbon : le pétrole permettant de nouveaux usages (notamment automobiles), il n’entre que peu en concurrence avec le charbon. Enfin, il convient de noter qu’au cours des dernières décennies, la série des matières premières transformées tend à s’agrandir, sans qu’aucune limite ne se dessine. Ainsi, ont coexisté le bois et le charbon, le charbon et le pétrole, la combustion et l’atomique, les énergies fossiles et autres matières rares… Autrement dit, s’accumule, par-delà toute transition, l’ensemble de ces coexistences énergétiques. La conséquence est aussi, et même fondamentalement, que persiste ce muscle censé avoir disparu sous la machine ; au cœur de cette accumulation énergétique et technique persiste et s’amplifie le travail ouvrier, dans les plus grandes mines à ciel ouvert de l’histoire, dans les plus gigantesques usines jamais imaginées. La machine n’aura finalement pas remplacé l’humain, et les mineurs sont encore nos contemporains.
La mise en question de la modernité marchande, en se focalisant sur son prisme technique, a une deuxième conséquence, moins immédiate mais tout à fait remarquable. Elle conduit à unifier la modernité, à réduire sa complexité pour la rejeter comme un seul bloc : ce n’est donc plus essentiellement le capitalisme qui est la cause des dérèglements planétaires, mais la modernité qui l’a vu naître et ce selon toutes ses variables, dont l’une d’elles, essentielle, n’est autre que le communisme et son impulsion marxiste. Le marxisme, qui aurait donné ses lois définitives au communisme, serait ainsi imprégné des mêmes catégories de la modernité capitaliste, et les aurait consolidées : la course à l’innovation technique, au productivisme et à la consommation. La société aurait ainsi besoin de se débarrasser de cet imaginaire productiviste au sein duquel la science a été mise au service de la technique, qui elle-même fut mise au service d’une extension de la production et de la consommation. Toutes les sphères de la vie sociale, jusqu’à nous, se seraient ainsi organisées selon une telle logique, ayant « pris la place de la religion et de Dieu » (Castoriadis, De l’écologie à l’autonomie), instaurant un équivalent social du sacré au sein des sciences et des techniques qui ont alimenté ce productivisme fatal ayant conduit à la tentative de maîtrise humaine de la nature et par extension à sa destruction. On cite alors à l’envi, comme une justification dernière, cette célèbre phrase de Descartes : la modernité n’a été rien d’autre qu’une vaste tentative de « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ». La solution communiste est donc barrée, coupable de modernisme, c'est-à-dire ici de productivisme et d’un technicisme destructeur, et la rupture avec la modernité est exigée dans l’indistinction la plus totale entre capitalisme et communisme. Il ne s’agit bien entendu pas, à l’inverse, comme c’est aussi parfois le cas, d’aller chercher dans le marxisme la solution toute faite aux désastres, mais simplement de constater qu’une telle unification de la modernité, sans justification bien souvent, rend impossible une nécessaire explication avec l’histoire communiste et la théorie marxiste.
Or, une telle unification abusive de la modernité a selon moi une raison profonde, une raison dont la focalisation technique et productiviste, l’oubli du travail, l’occultation communiste, sont la conséquence ; cette raison, c’est un biais théorique répandu et aveuglant, que l’on pourrait nommer corrélationnisme écologique. La modernité aurait rompu l’équilibre de Gaïa, nouveau nom de la Terre sur laquelle nous nous efforçons d’habiter. Exposons la ligne de force de cette pensée écologique qui s’unifie, de près ou de loin, sous l’étendard de l’« hypothèse Gaïa ». Gaïa est une entité composée d’un ensemble d’êtres humains et de non-humains. L’ensemble de ces êtres vivants est une multiplicité d’agents qui ont la capacité d’agir sur leur environnement en modifiant les conditions physico-chimiques de la planète. En d’autres termes, Gaïa est ce vaste plan d’immanence où se côtoient bactéries, humains, castors, poulpes, séquoias, etc. et dont l’agentivité est d’égale valeur en droit, dans la mesure où chacun de ces agents constitue un écosystème propre. Suivant l’anthropologue (marxiste) Jason W. Moore, la modernité marchande se serait alors empêtrée dans cette « toile de la vie », ce tout de la nature, ensemble vivant de flux de flux ou de multiplicités de multiplicités qui caractérise l’interconnexion généralisée des humains, du matériau planétaire et de tous les vivants. Cette première détermination s’accompagne alors d’une conséquence politique logique : l’ennemi de Gaïa, c’est bien le productivisme. Ce dernier contrarie cette donnée essentielle de la planète selon laquelle ses ressources sont finies et précaires ; or la modernité occidentale se serait engagée dans un processus infini d’extraction de ces ressources empêchant l’agentivité des vivants et détruisant, par extension, la multiplicité des écosystèmes et l’interconnexion globale du vivant. La conclusion logique d’une telle hypothèse se formule alors comme un retour à Gaïa, à l’harmonie préétablie que nous aurions brisée et qu’il nous faudrait retrouver. En son principe, Gaïa est donc autorégulation de la planète ; l’augmentation des températures à deux degrés est par exemple interprétée comme la crise du thermostat terrestre dont la stabilité était le fait des agents vivants eux-mêmes. Gaïa est l’autre nom d’une harmonie perdue.
Pourquoi alors nommer cette hypothèse « corrélationniste » ? Parce qu’elle se fonde sur une indifférenciation de tout sujet au profit d’un relationnisme infini qui entraîne l’oubli de la différence anthropologique, c'est-à-dire de la spécificité humaine. Le corrélationnisme, écrit Quentin Meillassoux, « consiste à disqualifier toute prétention à considérer les sphères de la subjectivité et de l’objectivité indépendamment l’une de l’autre », elle conduit à la « croyance en la primauté de la relation sur les termes reliés, croyance en la puissance constitutive de la relation mutuelle » (Après la finitude). Autrement dit, l’hypothèse Gaïa perd le sujet humain dans l’inter-relation totale du vivant et, en conséquence, elle en perd la responsabilité spécifique ; une telle corrélation s’incarne dans l’écologie sous la figure d’une co-appartenance de l’être humain et de la planète, en compagnie du non-humain. L’environnement n’est donc plus un contexte extérieur aux individus, il n’y a d’ailleurs plus d’extériorité réelle, plus de planète – il y a Gaïa, multiplicité vivante, complexe et intégrant tout sujet. Il n’est pas question de revenir sur les données scientifiques qui tendent à confirmer une telle interrelation du vivant, mais ici la question est moins scientifique qu’idéologique et, à nouveau, il y a confusion. Si l’on suit cette voie, l’humain et ses extériorités, planétaires ou animales, ne peuvent être posés sans rapport, ils ne sont pas des « en-soi » mais sont immédiatement constitués par leur rapport mutuel. Et plus encore, c’est ce rapport seul qui, dans sa co-advenue, permettra de nouveau à l’humain d’habiter la Terre, de bâtir sur son sol. Car en effet, là est la perte : nous aurions perdu le sens de l’habiter : « Sera-t-il encore donné en partage à l’homme de cette terre de trouver, demeurant en elle, un séjour au monde, c'est-à-dire un habiter ? » (Martin Heidegger, « La provenance de l’art et la destination de la pensée », 1967). Et c’est le monde de la technique, c'est-à-dire la modernité, qui aurait rendu impossible l’habitat, qui nous a désappris cette co-appartenance de l’humain et du vivant, parce que le premier a voulu s’accaparer la planète, la maîtriser. Il n’y aurait pas de monde sinon celui qui est susceptible d’être habité et il nous faut apprendre, à nouveau, les principes d’une telle habitation. Or le principe central, en stricte opposition à la modernité accapareuse, est celui d’un désengagement de l’humain : il convient, pour habiter la planète, de la « laisser être », l’humain doit lever toute prise, laisser libre cours aux flux du vivant dont les recompositions permanentes rééquilibreront les dérèglements en cours.
Une telle hypothèse, parce qu’elle ne peut pas penser l’être humain et la planète séparément, présuppose leur harmonie – même lorsqu’elle ne la nomme pas – et c’est pour cette raison qu’elle se donne toujours sous la forme d’un « retour » à la Terre. L’harmonie y est un fait in-interrogé, elle n’est pas démontrée mais est établie comme une donnée primitive. Puisqu’il ne s’interroge plus là où, pourtant, le nœud du problème se trouve, à savoir dans la singularité essentielle du lien et de l’écart qui relie l’humain et la planète, dans la spécificité donc de la pratique et du sujet humain ; puisqu’il arrête sa pensée trop tôt, le corrélationnisme écologique se retrouve démuni quand il s’agit de politique. Il est contraint de déplacer tout problème du champ de la politique à celui de l’imaginaire : il est à la recherche, perpétuellement en cours d’affinage, d’un nouvel horizon transcendantal de nos sens et de notre connaissance, c'est-à-dire d’une nouvelle « prise de conscience ». C’est pour cette raison qu’il se présente sans cesse comme la solution à la crise du sens, de la sensibilité et du savoir dans laquelle nous serions entrés. Sur cette voie, il pare alors au plus pressé et va chercher dans les traditions non occidentales, et leur myriade d’ontologies révélées par l’anthropologue Philippe Descola, la réponse déjà formulée, toute faite, à sa désorientation.
Comme flux de flux, relations de relations, multiplicités de multiplicités, en somme interdépendance indéfinie des agents vivants, le corrélationnisme conduit à une différentiation infinie des étants qui composent la planète et en conséquence à une désubjectivation des enjeux écologiques : différencier infiniment les vivants, c'est-à-dire les spécifier selon leur place dans l’infinité relationnelle des flux, conduit à une indifférenciation des sujets. Le corrélationnisme va de pair avec une forme de fétichisme de la différence ; or, différenciation infinie et indifférenciation sont synonymes dans leurs conséquences. Et c’est sur un tel fétichisme que s’ancre l’oubli de la différence anthropologique, le nécessaire écart qui existe entre l’humain et la planète. Autrement dit, le relationnisme inhérent à Gaïa et l’égale valeur en droit de tous les vivants conduit à un relativisme de fait, qui nous fait perdre de vue le rapport spécifique que l’humain entretient avec la planète.
Il nous semble au contraire important de suspendre l’indifférenciation entre le vivant et l’humain, c'est-à-dire de comprendre sa spécificité. Plus encore, cette suspension me parait indispensable à toute résolution réelle des dérèglements planétaires – et même aux luttes, légitimes, visant à la réduction de la souffrance animale qui se retrouvent dans l’impasse en indifférenciant à tout prix l’humain et les autres animaux. Ne pas spécifier l’humain, c’est se condamner à ignorer la spécificité de ses actes et, en conséquence, à agir aveuglément. Pour cela, nous faisons l’hypothèse, contre le corrélationnisme, qu’il y a bien planète sans la co-advenue de l’humain mais qu’il n’y a pas de Terre sans sujet humain. La Terre est le fait humain et la planète – l’ensemble du non-humain – n’est pas Terre. Autrement dit, considérant que l’humain est bien un animal, son trait zoologique, c'est-à-dire ce qui le détermine essentiellement et qui le différencie du reste du vivant, c’est qu’il « fait Terre ». Je définirais donc la Terre comme le fait de la différence anthropologique et, par conséquent, la terracréation comme le processus même de cette différence. En toute logique, donc, la Terre peut s’ouvrir sur un au-delà de la planète, de notre planète singulière. C’est d’ailleurs dans une telle perspective que le terme voisin de « terraformation » trouve son origine : c’est d’abord en science-fiction, vraisemblablement dans la nouvelle « Collision Orbit » de Jack Williamson (1942), que la formation d’un tel concept sert à désigner la transformation d’un corps stellaire différent du nôtre, dans le but de le rendre vivable. Ainsi, l’hypothèse d’une conquête martienne serait, par exemple, moins le synonyme d’une extension de l’actuel monde marchand à un autre astre que, nécessairement, la formation d’une autre Terre. Mais ce n’est pas cette voie qui nous intéresse ici, une voie en l’état impraticable dans la mesure où elle reste accaparée par les dangereux désirs expansionnistes, transhumanistes et marchands d’individu comme Elon Musk. À la terraformation nous préférons la terracréation : il s’agirait plutôt de comprendre ce processus consistant à « faire Terre » à même notre actuelle planète, afin d’en faire un prédicat essentiel à l’être humain et, sur ce chemin, de remettre au centre des préoccupations écologiques, le travail.
Revenons d’abord, pour cela, à la caractérisation de l’humain comme homo faber, et tirons-en de nouvelles conséquences ; des conséquences dont l’un des premiers objectifs sera de remettre en question l’illusion d’une harmonie perdue entre l’humain et la nature (harmonie qui n’existe d’ailleurs ni au cœur de l’extériorité planétaire, ni au sein du vivant en général). L’animal que nous sommes se différencierait dans le règne du vivant par son activité de fabrication. Henri Bergson définissait la « démarche originelle » de l’humanité comme « la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication » (L’évolution créatrice) ; confirmant une telle intuition, les travaux les plus actuels des préhistoriens et de la paléo-anthropologie rendent contemporains technique et humanité, établissant le « fait de fabriquer » comme la modalité spécifiquement humaine du rapport entretenu avec la matière, c'est-à-dire avec son milieu planétaire. La modalité par laquelle l’humanité transforme et modifie son extériorité planétaire définit sa différence, plus encore que son savoir ou sa connaissance ; ou, plus exactement suivant Bergson, c’est l’action fabricatrice qui définit la connaissance spécifique que l’humain a de la planète. C’est parce que l’humain est faber qu’il est sapiens, et non l’inverse. Ainsi s’affine notre définition de la Terre, qui désigne la modification artificielle de la multiplicité matérielle entourant l’être humain et ce afin de s’y adapter ; et, en retour, cette modification induit et rend possible la connaissance humaine. C’est parce qu’il est dans un rapport de participation active à la planète, que l’humain la connaît. Autrement dit, il y a une « terracréation minimale » qui est, strictement, un processus de survie qui consiste à agir sur la matière et le vivant de manière efficace afin de se conserver. Mais on ne peut en rester à une telle détermination de la différence anthropologique car, à ce point du développement, cette différence qui a pris la forme de la fabrication et le nom de terracréation, est trop ténue avec la manière dont l’animal organise également la matière. Ce qui est couramment et maladroitement nommé aujourd’hui « animal non-humain » est lui aussi caractérisé par la modification propre de son environnement, c'est-à-dire par un même effort d’adaptation. La fabrication constitue une caractéristique nécessaire de l’humain mais non suffisante pour le définir essentiellement.
Pour cela, il faudrait procéder négativement et, au lieu de supposer une égale adaptation de l’humain et du reste du vivant face à la planète, il faut au contraire affirmer l’essentiel défaut d’adaptation du premier. À nouveau, la paléo-anthropologie moderne nous apprend que la singularité humaine débute par une formule morphologique : posture bipède, libération de la main (pour d’autres fonctions que la locomotion) et libération de la face (qui n’est plus seulement un moyen d’alimentation). La morphologie précède la cérébralisation (c’est la position debout qui a permis l’expansion du crâne) et les procédés d’artificialisation (c’est la libération de la main qui permet la fabrication d’outils). La fabrication d’outils, l’habileté technique, aussi caractéristiques soient-elles, seraient donc la conséquence d’une spécificité plus profonde. Or, plus essentiellement encore, la formule morphologique humaine est marquée par son archaïsme : la faiblesse de nos mâchoires, l’absence de poils, le poids élevé du cerveau, la lenteur de la croissance, la longue enfance, l’immense période de latence sexuelle impliquant une longue dépendance aux ascendants, sont les signes, selon le biologiste Louis Block, d’une néoténie intrinsèque, c'est-à-dire d’une morphogenèse incomplète. Autrement dit, le corps humain adulte prend la forme, au regard de l’ensemble du monde animal, d’une morphologie juvénile. Par exemple, si l’on s’arrête un instant sur les mains humaines, on s’aperçoit bien vite que, contrairement aux membres supérieurs de la majeure partie des animaux, elles ne sont adaptées à aucun milieu spécifique. L’humain, comme primate morphologiquement inachevé, n’est adapté à aucun milieu : il est « caractérisé par un défaut de spécialisation, par une forme de généralité » (Renaud Barbaras, « L’homme lacunaire »). Ce qui caractérise donc l’humanité, est un manque, un état nécessaire de « non-réalisation » ; la différence anthropologique est plus un défaut qu’une possession, ou qu’un accaparement, du planétaire. Si l’être humain est un être lacunaire, le fait anthropologique primitif ne peut donc être harmonique, bien au contraire, il est une faille, une rupture, une distance dans le système qu’il forme avec l’extériorité planétaire et le vivant. Il n’y a pas corrélation, mais il y a brèche, et c’est dans celle-ci que s’insère le processus de « terracréation », qui n’est autre qu’une compensation de la lacune. Dès lors, si l’on pourrait dire qu’il est comme nécessairement entaché d’une modification du planétaire, l’absence de ce processus signifierait à rebours la mort humaine. En conséquence, toute politique du désengagement ou du « laisser-être » se fonde sur une négation anthropologique mortifère, étant maintenant entendu que le faber humain est moins un choix qu’une condition de sa survie. Le lien qui unit l’humanité à la planète est nécessaire et secondaire à la fois ; autrement dit, la forme de ce lien est la distance, et si l’humain est pris dans cette interconnexion générale du vivant, il s’en différencie par cet écart caractéristique, qui est la condition de son existence. Rendu à lui-même, l’être humain est un être non-harmonique. Sa familiarité entretenue avec la planète, il ne peut que la conquérir et non y revenir, comme sur les rivages rêvés d’une nature bienveillante.
Or ce qui permet de réduire l’écart constitutif entre l’humain et la planète, c’est le travail ; le travail pourvu qu’il soit pris en son sens plein, et non pas réduit à sa formulation marchande contemporaine. Simone Weil avait cette juste intuition, dans l’un de ses premiers textes : « Ma condition est telle que je n’ai à conquérir l’éternité que d’une manière qui ne consiste pas à essayer de parcourir le temps ou de l’arrêter, mais à l’emplir de mon travail, en établissant par le travail, entre le projet et l’œuvre, ce lien qui ne peut m’être donné » (« Du temps », 1929). En contradiction subtile avec tout réflexe de désengagement, il est ici affirmé que le lien avec l’extériorité que nous avons, pour notre part, nommée planète, n’est pas donné mais à gagner, « entre le projet et l’œuvre » dit-elle, c'est-à-dire en tant que réalisation. En ce sens, travailler consiste à déterminer un objectif, projeter dans le réel extérieur le projet de sa modification et, en conséquence, chercher les moyens, répétitifs ou bien créatifs, d’y parvenir. Le travail, et lui seul, permet une connaissance adéquate de la réalité extérieure ; il est, en tant que participation à ce réel, objectivation. Ou, exprimé autrement : le travail n’est pas une interaction passive avec la nature, mais la possibilité pour l’humain de concrétiser ses intentions, de comprendre le réel et de se comprendre lui-même, ce qui en fait la condition de sa subjectivation, c'est-à-dire de ce qui fait que l’humain est humain. Cela signifie donc, d’abord, qu’il ne faut pas comprendre son état lacunaire comme un défaut ; ou plutôt, qu’il faudrait comprendre que son défaut est sa qualité, car dans cette nécessaire distance qui sépare l’humain et de la planète, existe le travail. Ainsi, celui-ci doit être envisagé comme cette activité humaine qui obéit à la nécessité de faire face à l’altérité des milieux planétaires mais qui, concomitamment, permet de les comprendre ; autrement dit, le travail est cette pratique humaine qui tend à résorber l’écart constitutif entre l’humain et la planète. Cela signifie, ensuite, que le travail n’est pas une activité arbitraire mais qu’il est lié, originellement, aux nécessités de l’extériorité, c'est-à-dire qu’il est sous condition première des lois, indépendantes et indifférentes, de la planète. Alors, dans et par le travail, la planète est rencontrée comme extériorité, ou bien : travailler, c’est éprouver des lois extérieures de la nature. Les marques du travail, les traces de toute activité laborieuse traduisent précisément les inscriptions de l’humanité dans tout espace lui faisant face. Là, sa nécessité devient palpable : il est la condition indispensable à l’adaptation face à l’impassible planète et est nécessaire à la reproduction de la vie humaine. Que le travail soit précisément cette activité humaine consistant à résoudre la distance qui sépare l’humanité de son milieu, cette activité qui consiste à entretenir un rapport de métabolisation, c'est-à-dire d’échange réciproque avec la nature, Marx, peut-être le premier, l’avait envisagé. Les humains, à la différence des autres animaux, sont les seuls capables, écrit-il, de « produire les moyens de leur existence » (L’idéologie allemande), c'est-à-dire de produire les conditions, minimales, de leur survie, mais aussi, par extension, de leur vie. Si le travail, donc, est envisagé comme la capacité à produire les moyens de la survie, il est aussi compris comme le moyen caractéristique permettant à l’humain de se réaliser, c'est-à-dire de produire librement sa vie. Ainsi, il est par conséquent une dimension structurante de la vie collective autant qu’individuelle. En en faisant l’élément différentiel entre l’animal et l’humain, Marx découvrait ou confirmait donc que (1) le travail est au centre de l’humanisation de l’humain et que (2) le terrain propre de l’activité humaine est l’échange matériel avec la nature, l’humanité étant la seule qui se montre capable de ne plus être soumise aux aléas de la planète. En un mot, le travail est nécessaire, il est la transformation en affirmation de l’inadaptation constitutive de l’humain ; affirmation qui, en rien, ne peut se réduire à une empreinte destructrice sur la nature.
Le travail est une spécificité fondatrice du genre humain et la terracréation l’une de ses formes primordiales. La tendance, corrélationniste, à voir du productivisme dès qu’il s’agit de travail et, corollairement, à en appeler à une retraite passive – forme de libéralisme écologique –, conduit à nier ce qui constitue en propre l’humanité : serions-nous déjà allés trop loin, dès le premier silex taillé ? Une telle perspective essentialise le mal dans l’acte de travailler lui-même et dans l’ignorance des conditions historiques, économiques et politiques qui ont conduit aux formes réellement destructrices d’organisation du travail. En d’autres termes, une telle ignorance conduit à confondre, historiquement, modernité et capitalisme et, anthropologiquement, terracréation et marchandisation. Cette erreur anthropologique grave condamne, en tout sens, à rester enfermé dans les catastrophes. Il est donc indispensable de se positionner sur deux fronts : contre le travail marchand et pour une intégration positive du travail dans la résolution des dérèglements planétaires. C’est ce double front qui affleure dans la citation de Guy Debord ici mise en exergue : « Les navires déverseront immanquablement leur pétrole en mer tant qu’ils ne seront pas sous l’autorité de réels soviets de marins » ; ces soviets symbolisent ici une organisation où les travailleurs eux-mêmes, autorisés et légitimés par leur connaissance de la mer, détermineraient les objectifs et les modalités de leur activité. Autrement dit, l’intégration positive du travail en passerait là, par exemple, par une reprise en main des dispositions et des décisions productives par les marins eux-mêmes. Dans tous les cas, la production devrait se libérer de la mainmise des intérêts privés des propriétaires des moyens de production. Il est possible d’imaginer la constitution de comités populaires, situés dans les milieux où s’organise la production, agricole comme industrielle. Et, avec un effort d’imagination légèrement plus grand, il est aussi possible d’envisager quelques politiques planétaires – dans le sens que nous avons donné au mot « planète » – qui consisteraient non seulement à lutter contre la marchandise et ses processus de privatisation, mais qui consisteraient également à prendre comme l’un des points de départ de l’organisation politique les milieux planétaires eux-mêmes, conduisant à une diversification des processus de terracréation. Une organisation du travail non plus fondée sur la division abstraite de l’espace et des frontières, mais qui serait articulée à la fragmentation de la planète en régions écologiques, c'est-à-dire en milieux. Dans tous les cas, l’humain est l’unique solution, c’est-à-dire l’animal singulier qui porte la réponse, latente mais actualisable, aux dérèglements planétaires. Et pour cela, il devra travailler, puisque, de toute façon, comment faire autrement ?
