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Deux chapitres de Misère du populisme, Éclipse des peuples

et leur introduction
Julien Machillot, 7 juin 2024

Ardentes Patiences propose à la lecture les bonnes feuilles formées de deux chapitres de Misère du populisme, Eclipse des peuples, livre écrit par Julien Machillot, achevé au cours de l’été 2023, qui concentrent une proposition concernant l’abord de la notion de peuple pour une politique d’émancipation égalitaire contemporaine. Le lecteur trouvera les deux chapitres du livre formants les bonnes feuilles publiées par Ardentes Patiences dans la rubrique «  Bibliographie  » de son site internet. Ces chapitres suivent également ici l’introduction. Ce livre est actuellement à la recherche d’une maison d’éditions pour une publication en bonne et due forme le rendant susceptible de trouver ses lecteurs.

 

Introduction aux bonnes feuilles portant sur la notion de « peuple » du livre Misère des populismes, Eclipse des peuples

 

    J’ai écrit ce livre, achevé pendant l’été 2023, parce qu’il est à mon sens grand temps de prendre par les cornes le taureau du système politico-étatique parlementaire dans lequel nous vivons et d’en renouveler la critique à la fois la plus radicale – une condamnation de principe – et la plus exigeante – de façon à déterminer le plus rigoureusement possible la séparation d’avec l’espace parlementaire comme une condition essentielle d’émergence d’une politique d’émancipation égalitaire contemporaine, c’est-à-dire d’une politique communiste digne de ce nom. Cela me semblait d’autant plus nécessaire qu’à mon grand scandale, à peu près tout le monde accepte aujourd’hui de laisser la politique barboter dans l’espace parlementaire sans plus trop se poser de questions. Tous les jours, la propagande la plus éhontée répète à satiété que « nous vivons en démocratie ». Et même si beaucoup de gens ne votent plus, ce n’est en général pas tant par conviction de principe engageant à la construction d’un autre espace politique que par défaut d’y trouver son compte, en réaction à la souffrance de se sentir mal représenté, voire plus représenté du tout, dans le cadre d’une « crise de la représentation » archi-consensuelle et sur-commentée par des experts de tout poil. 

    J’ai choisi d’entrer dans la question du parlementarisme par celle du populisme. En effet, le terme de « populisme » porte depuis quelques années dans le débat public une sorte de clivage d’opinion (le bas contre le haut…) qui prétend se substituer au vieux clivage gauche/droite, et qui tend de ce fait à enregistrer et concentrer en lui les transformations actuelles des paramètres du clivage politique au sein de l’espace parlementaire. Cela me permettait de condamner le parlementarisme dans son principe – héritage du XIXème siècle qui n’hésitait pas à parler de « crétinisme parlementaire » – tout en articulant de façon précise mon propos sur la conjoncture actuelle, de façon à ce que mon livre prenne la forme d’une intervention politique au présent. 

Il s’agissait également de montrer que la virulence polémique propre à la dimension pamphlétaire d’un tel ouvrage n’est pas, quoi qu’on en dise, incompatible avec la tenue des plus grandes exigences de la pensée, à la fois philosophiques et politiques.

 

    Ce travail m’a conduit à accorder une place centrale à la notion de peuple. Évidemment, puisque la revendication de populisme prétend précisément convoquer les notions de « peuple » et de « représentation du peuple » comme opérateurs centraux d’une critique interne du parlementarisme. Là où les médiations politiques traditionnelles que sont les partis de gauche et de droite échouent à représenter le « peuple français », les « populistes » se font fort d’établir des formes de représentation politique soit disant plus directes, mais en réalité tout aussi parlementaires que les autres, afin de conjurer cette fameuse « crise de la représentation ». Or, je crois qu’il faut absolument prendre la mesure de ce dont ce « populisme » ainsi revendiqué est le symptôme. Il est un des signes de la transformation en cours de l’espace de l’Etat, cherchant à sauver les meubles du parlementarisme dans un monde qui le renvoie chaque jour un peu plus à son impuissance totale à traiter sérieusement quelque dimension que ce soit du réel de la vie collective ; également à son impuissance à s’opposer à l’emprise de plus en plus forte, un peu partout, des néofascismes dans les pays qui se disent « démocratiques ». Je propose d’appeler « Etat post-partidaire » cette nouvelle configuration de l’espace de l’Etat qui se dessine de plus en plus nettement, et dont la double élection de Macron, sorte de banquier aventurier sans parti, sur fond de décomposition des vieux partis de gouvernement de gauche comme de droite, a été exemplaire. Or, ce qui caractérise à mon sens cet Etat post-partidaire, c’est que, loin de mettre radicalement en question le ralliement consensuel au parlementarisme comme système politique du pays, il n’en propose qu’une énième formule.

On peut selon moi décrire ce consensus comme une fusée à trois étages. Premier étage, le « consensus démocratique » : « on vit en démocratie », cet énoncé se donnant comme une évidence indubitable – ah bon ?! Oui monsieur, parfaitement, dans un type de démocratie qu’on appelle savamment la « démocratie parlementaire ». C’est là le noyau consensuel de la croyance aujourd’hui plus coriace que jamais en la supériorité du pourtant bien sinistre « Occident » sur le reste du monde, composé, à quelques exceptions près, d’horribles dictatures, n’est-ce pas, et autres régimes autoritaires voire totalitaires – Monsieur, ici au moins vous avez la liberté d’expression, alors taisez-vous ! Non, je continue. Deuxième étage, le « consensus parlementaire » actuel : ce qui domine est une crise de confiance des citoyens envers les élites politiques, le sentiment de ne plus être représentés, de ne pas l’être du tout ou de ne pas l’être assez, dans le cadre de l’opposition traditionnelle des partis de gauche et de droite, ou plus largement dans celui des médiations politiques institutionnelles traditionnelles. Evidemment, si on en reste à ce niveau du consensus, la réponse prend la forme d’une vague promesse des vieux appareils politiques à se réformer pour mieux représenter « Les Français », soit sous une forme un peu excentrique (exemple de Sarkozy, substituant le débauchage à l’alternance et se présentant comme le flic de la situation, représentant de ceux qui se sentent en insécurité face aux jeunes des banlieues et aux étrangers), soit au contraire sous la forme d’un militant retour à la normale (exemple de Hollande, le « Président normal », c’est-à-dire activement inactif). D’où l’apparition, sous les coups de boutoir de multiples mouvements dégagistes de portée et qualité politique variables, dont le point de départ flamboyant eu lieu en Tunisie et en Egypte, d’un troisième étage, que j’appelle le « consensus agonistique » (notion inspirée de la théorie de l’agonisme de Chantal Mouffe à laquelle mon livre fait un sort), propre à ceux qui se revendiquent du « populisme » : ce consensus s’enracine dans le thème de la démocratie confisquée qu’il s’agit de récupérer en prétendant réintroduire du dissensus irréductible dans le débat parlementaire, un peu comme on met du sel dans les épinards. Le consensus agonistique se présente donc comme étant à la pointe du vieux consensus démocratique parlementaire. Prend d’ailleurs ici tout son sens qu’un éternel énervé comme Mélenchon ne soit jamais qu’un ancien disciple du placide Mitterrand, point qu’il conviendrait de ne jamais oublier ! Et quelque part entre ces deux derniers étages se situe le « en même temps » d’un Macron ni parlementaire classique, ni parlementaire « populiste » – ni d’ailleurs parlementaire tout court, n’ayant jamais été député.

C’est donc, semble-t-il, négativement, et ce à un double titre, que la notion de peuple s’introduit dans mon propos : par la critique du parlementarisme classique et par celle du « populisme » postmoderne. Mais, au fond, dans les deux cas, il s’agit du « peuple » réduit à sa dimension de mythe propagandiste de vieil Etat-nation moribond, de justification rhétorique de la représentation politique parlementaire, « représentation » dont plus personne ne comprend vraiment ce dont il s’agit. C’est le peuple comme fiction de l’identité nationale ; bref, c’est le peuple donné comme existant, comme déjà-là, constatable dans la plénitude de sa présence ou plus précisément de son omniprésence représentée. Cette figure de peuple, quelles qu’en soient les variations colorées de gauche, de droite, de bas, de haut, de profondeur ou de sixième dimension, ne m’intéresse nullement ; je n’y vois que sophisme politique répétitif et stérile au service de petits calculs électoraux insignifiants au possible et je déclare qu’un tel peuple n’existe pas, purement et simplement. J’ai beau me tourner dans tous les sens et même jeter un œil sous mon bureau en écrivant, je ne vois pas de peuple dans le pays où je vis. Je ne comprend pas de quoi on parle quand on parle de « peuple français ». Et tout cela m’indiffère absolument.

Mais alors, pourquoi décider d’envisager positivement la notion de peuple, au point d’en déterminer philosophiquement le concept afin de la proposer, comme je le fais dans mon livre, comme une catégorie possiblement majeure de l’intellectualité politique contemporaine ? Pourquoi ne pas l’abandonner à son triste sort parlementaire et/ou nationaliste ? Parce qu’au rebours de la plupart de ses usages actuels, je tiens qu’une notion de peuple bien pensée ouvre immédiatement à une dimension affirmative de la politique qui tranche avec le négativisme dégagiste dans lequel nous sommes complètement embourbés. Le mot « peuple », dès lors que soustrait à ses rhétoriques parlementaires superficielles et renvoyé à l’inexistence cruelle de la chose dont il est censé être le nom, nous prescrit une grande tâche politique à réaliser. « Peuple » est la catégorie politique d’un vide et non d’un plein. Un peuple dont on pourrait soutenir que ‘nous en sommes politiquement’ n’est pas donné, il n’est pas déjà-là, il n’existe pas ; il est à construire, il faut le créer. Son inexistence est précisément le vide politique auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. 

Parler de « peuple », c’est donner un nom à un vide politique difficilement repérable (quoique immense et même abyssal), car recouvert par l’espace entièrement saturé des clivages d’opinion politique établis. C’est ce point qui a fini par se dégager, pour moi-même, au terme de l’écriture de ce livre.

Un peuple, c’est ce qu’il faut politiquement construire pour qu’il existe, de la façon la plus large possible, et dans des paramètres qui sont entièrement à décider collectivement. Il ne s’agit plus ici de se complaire dans le fait de « s’opposer », de « résister », « d’occuper », de « bloquer », etc. On est bien ici forcé de sortir du registre de l’éternelle « indignation », de la « colère » portée en bandoulière, du « dégagisme » qui ne se préoccupe pas du lendemain, etc. Il y a une tâche politique affirmative à réaliser, à construire, sous la forme d’une capacité politique populaire indépendante, inventive, créatrice. Une telle figure de peuple ne relève plus d’une détermination identitaire (nationale ou autre), mais d’une décision politique orientée par une Idée. Entre le peuple déjà donné dans la plénitude de son assignation identitaire et le peuple comme vide d’une grande tâche affirmative à construire sous le signe de l’Idée de l’égalité essentielle de tous les êtres humains, on peut choisir, on doit choisir.

 

    C’est toute l’histoire politique moderne qui mériterait d’être ré-envisagée à l’aune de cette dualité intrinsèque du mot peuple entre identité pleine et Idée creuse (si je puis m’exprimer ainsi). Toute figure politique devrait être envisagée à l’aune de la catégorie de peuple qu’elle prescrit. Clarifier la catégorie de peuple dont une politique est porteuse, c’est clarifier la politique même. Les premières discussions qui ont eu lieu autour de mon livre ont conduit à la conviction qu’il faudrait travailler à écrire l’histoire des figures politiques réelles de peuple, dans leurs différentes séquences et occurrences, telles qu’elles se sont déployées depuis au moins la Révolution française. Plutôt que de se contenter de se transmettre de façon foucaldienne la vie des hommes infâmes conçue comme une démoralisante histoire des vaincus (comme l’a tant fait l’historien américain Howard Zinn, par exemple), il conviendrait de restituer de façon chaque fois exacte, dans leur composition à la fois physique, organisationnelle et d’intellectualité collective, mais également dans les limites qu’elles ont rencontré et qu’elles n’ont alors pas su dépasser, les figures réelles de peuples telles qu’elles se sont données dans des séquences historiques aussi différentes et singulières que, par exemple, la Révolution française, ainsi que la Révolution haïtienne des esclaves noirs qui lui a été contemporaine, la Commune de Paris, la Révolution russe, la Révolution chinoise, la Révolution culturelle, les guerres anticoloniales de libération nationale mais aussi Mai 68 ou Solidarnosc, ou plus récemment les mouvements d’occupation des places Tahrir en Egypte ou en Tunisie. Écrire, peut-être, la première vraie histoire politique des peuples.

 

*

 

En finir avec la représentation politique

 

[…] Les néofascismes actuels s’alimentent de tout un mythe de la « démocratie directe ou absolue », reposant sur la représentation « populaire » incarnée par un leader élu au suffrage universel, qui rendrait cette « démocratie » plus radicale et moins dévoyée que la « démocratie parlementaire ». Un mythe prospérant à partir du « consensus démocratique » selon lequel nous vivrions en démocratie, induisant l’idée que nous souffririons aujourd’hui d’un déni de démocratie de la part des autorités politiques en place, d’une confiscation de la démocratie par des élites politiques qui auraient fait sécession. Les néofascismes surfent sur le ressentiment précisément suscité par le consensus démocratique. C’est là un point essentiel : quelle que soit la véhémence, la violence critique du régime en place sur laquelle prospèrent ces néofascismes, cette critique se caractérise en réalité, non par sa radicalité, mais bien plutôt par son absence de radicalité réelle. Car ce qui n’est précisément pas remis en cause dans cette affaire, c’est la représentation comme racine de la politique, principe qui rabat entièrement la politique dans l’espace de l’Etat : du côté des enjeux de pouvoir et, in fine, d’enjeux identitaires. Ce qu’il y a d’extrêmement dangereux dans tout ça tient à ce que ça ne fait que renforcer l’illusion mortifère selon laquelle tout l’enjeu de la politique serait de se sentir représenté, d’avoir le sentiment d’appartenir à un « peuple réellement représenté », alors que la représentation est précisément la catégorie majeure d’absentement de toute figure politique possible de peuple. La représentation, c’est l’éclipse du peuple. Nous vivons dans l’ère de l’éclipse parlementaire des peuples et du triomphe de la domination oligarchique bourgeoise.

L’idée de « peuple représenté » offre le paradoxe affligeant d’un « peuple » composé de gens fondamentalement maintenus en état de minorité, d’enfance politique, voués à ne jamais être capables de prendre en mains, en adultes responsables de leurs pensées et de leurs actes, les affaires de la vie collective. La souffrance du manque ou du défaut de représentation est à ce titre une maladie intrinsèquement antidémocratique. […] Le désir démocratique est toujours celui d’exister politiquement en commun et non celui d’être représenté par je ne sais quelle expression incarnée d’un intérêt, ou d’une identité, séparés. La démocratie suppose qu’existent des assemblées du peuple, la réunion élargie de la population en vue de prises de décisions communes concernant les grandes orientations de la vie collective. Les circonstances peuvent exiger toutes les médiations non démocratiques provisoires que l’on veut, le tout est de ne jamais les confondre avec la démocratie, car c’est précisément ce qui revient à l’annuler et à la rendre définitivement impossible.

Ce qu’induit gravement l’idée de représentation politique, et qu’on voit plus que jamais à l’œuvre actuellement, c’est l’irresponsabilité généralisée des consciences politiques. Cette irresponsabilité ne touche pas seulement les « représentants ». On peut toujours faire le compte infini des « promesses » non tenues, des « programmes » non réalisés, des paroles en l’air ; en vérité, on peut tout aussi bien affirmer que l’essentiel est tenu et réalisé. L’essentiel, c’est-à-dire la pérennisation de la dictature du capital. Le plus important à mon avis, c’est plutôt l’irresponsabilité des « représentés » eux-mêmes. Car le statut de « représenté » est d’être politiquement irresponsable, et ce de façon intrinsèque, car il instaure un régime de séparation de la parole et des actes, caractéristique de toute réduction de la pensée à l’opinion. Le « représenté » peut penser ce qu’il veut, puisque ça ne l’engage à rien ; il peut dire ce qu’il veut, puisqu’il ne décide de rien ; il opine tant qu’il veut, puisqu’à la fin il est protégé par le secret de l’isoloir. Le statut de « représenté », c’est rien moins que la mise en péril de ce que la psychanalyse lacanienne appelle l’ordre symbolique, qui n’a de consistance que pour autant qu’on est lié par ce qu’on avance et qu’on est engagé par ce qu’on est en état de décider. De même qu’il faut établir que le « représentant » reste fondamentalement fidèle à ce qu’il est à travers la trahison de ce qu’il dit, il faut affirmer que « être représenté », au sens strict, ça n’existe tout simplement pas, c’est une vue de l’esprit, car personne ne peut être à proprement parler engagé à notre place par ce qu’on avance ou par ce qu’on demande.

Au fond, la vraie critique de la représentation politique consiste à établir que le parlementarisme conduit à l’irresponsabilité généralisée de la conscience politique, aussi bien celle des « représentés » que celle des « représentants ». Qu’à ce titre, la fonction politique de la représentation fait pleinement partie de [ce que j’appelle ailleurs dans ce livre] la puissance de corruption idéologique subjective de l’Etat […]. Qu’être représenté n’engage à rien, c’est ce qui participe à la crise de la symbolisation politique qui lie la pensée de chacun à ses actes dans le cadre d’un grand projet commun de vie collective. Or, c’est précisément dans cette défaillance de l’ordre symbolique, telle que déterminée par le protocole de représentation, qu’opère l’entrée en scène des néofascismes actuels. Face à cela, la seule chose qui puisse garantir une réelle limitation de ces tendances fascistes, c’est de replacer chacun face à la responsabilité de ce qu’il pense ou dit - ce qui signifie d’abord faire l’épreuve de sa propre parole publique dans le cadre d’assemblées populaires.

C’est pourquoi je pense qu’au vu du déjà long passif parlementaire des vieux impérialismes capitalistes dans lesquels nous avons grandi, nous avons tous besoin aujourd’hui d’une grande thérapie collective, afin de nous guérir du désir d’être représentés, de nous soigner une fois pour toutes du manque que suscite immanquablement le caractère constitutivement déceptif de la représentation parlementaire, dès lors que l’égalité est pour nous un enjeu politique fondamental. Une telle « thérapie » suppose qu’au lieu de participer à un énième mouvement dégagiste et éventuellement à un énième mouvement pseudo-populiste de gouvernement, on prenne l’habitude de se réunir, de s’assembler, avec tous ceux qui le veulent et en partagent la nécessité, afin de discuter en profondeur, de délibérer activement, sur le temps long, des grands problèmes de la vie collective. L’enjeu de telles délibérations ne doit pas être critique et revendicatif, mais de travailler à la construction d’une affirmation politique d’ensemble commune sur la base de tout ce qui sera collectivement identifié comme manquant gravement et cruellement dans la situation en termes de bien commun. Un peuple n’existe, en effet, que s’il se réunit et s’assemble pour construire les termes de sa propre présence politique dans la situation. Un peuple n’existe qu’à la condition de se donner les moyens d’instituer les lieux singuliers de son existence politique. On touche là à un premier principe, le plus fondamental, d’un concept clarifié de peuple : le principe antiparlementaire d’existence de la délibération politique populaire instituée en assemblées. C’est ce principe qui rend définitivement incompatible les notions de peuple et de représentation. 

Un tel principe ne fait au fond que réactiver ce qui avait été une des intuitions politiques les plus géniales de Jean-Jacques Rousseau en son temps. Plutôt que de placer toute l’histoire de la philosophie sous le signe de la « critique de la pensée occidentale européo-centrée » en recourant à toutes les pensées exotiques « non-occidentales » possibles et inimaginables comme on le fait tant aujourd’hui, je tiens que la meilleure façon de « déconstruire » et de s’émanciper de ce qui de l’histoire de la pensée philosophique a pu participer à la justification de toutes les horreurs impérialistes, est de renouer avec les intuitions spéculatives les plus radicales et radicalement égalitaires, celles qui, encore enfouies dans l’abri d’œuvres à peine étudiées, longtemps mises au rencart de l’expérience historique, sont les plus à même de ranimer, pour aujourd’hui, la flamme de la pensée pratique la plus haute. Je soutiens que l’intuition politique antiparlementaire de Rousseau est de celles-là. Comme il l’avait théorisé avec force dans son fameux Du contrat social : « la volonté générale ne se représente pas ». Rien ne le laissait plus de marbre que le parlementarisme anglais, pourtant en passe de devenir le grand modèle d’organisation politique moderne de la vie collective. Du contrat social, livre 3, chapitre 15 : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point, elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. » Il en conclut donc : « Quoiqu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus. » A la monarchie parlementaire moderne anglaise, il oppose la démocratie athénienne antique : « Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à faire il le faisait lui-même : il était sans cesse assemblé sur la place. » La délibération permanente, donc, continuée dans le temps long, principe fondamental d’existence d’un peuple digne de ce nom !

Pour Rousseau, à juste titre, l’incompatibilité du concept de peuple et du principe de représentation sont tels qu’un « peuple représenté » n’est tout simplement pas un peuple du tout. Un « peuple représenté », esclave de ses représentants, n’est pas un mauvais peuple, il n’est pas un peuple fourvoyé, parce que ce n’est pas un peuple tout court. L’identification d’une figure de peuple ne relève pas tant d’un critère axiologique de bonne morale (bon ou mauvais, libre ou opprimé…) que d’un strict critère ontologique d’existence. Quand il est question d’une affaire aussi grave que de juger politiquement de ce qu’il en est d’un peuple, il y va, ni plus, ni moins, de sa vérité d’existence. 

Il existe une objection archi-courante à la possibilité de mettre en œuvre ce principe d’existence continuée du peuple en assemblées, consistant à affirmer que s’il pouvait s’appliquer dans de modestes Cités antiques comme dans l’Athènes démocratique, il serait structurellement impossible à mettre en œuvre dans le cadre des « grands Etats modernes » à la population trop nombreuse. Une objection « objective », donc, de type démographique. Il convient de faire ici un sort à ce vulgaire préjugé, beaucoup trop assuré de sa supposée évidence. Il y a bien des manières d’entrer dans le détail des choses pour répondre à l’objection en contournant la difficulté. En commençant par remettre en cause l’échelle étatique nationale d’une telle pratique démocratique. Mais, pour ma part, je n’irai pas par quatre chemins car je crois que c’est l’évidence elle-même qui doit être frontalement mise en cause : la vérité, dis-je, c’est qu’on n’en sait rien, parce qu’on n’a jamais essayé ! Or, je soutiens que seule l’expérience peut trancher en la matière. Bien sûr, cela poserait évidemment toutes sortes de difficultés… et alors ? Qu’est-ce qui nous empêcherait d’expérimenter les moyens de les surmonter ? Il n’est donc guère intéressant de se laisser aller à des spéculations trop subtiles sur ce sujet, car ce qu’il faut, c’est pratiquer la chose même et voir où ça nous mène. Seules des expérimentations inventives diverses et variées sur le temps long permettraient de trancher ce point ; de le trancher par l’expérience politique et non par le préjugé d’opinion.

Mais aggravons définitivement notre cas : Ce qu’interdit un tel principe de délibération populaire continuée est qu’une question politique concernant la vie collective puisse être tranchée par un vote à la majorité. Que cette majorité soit absolue, relative ou qualifiée (vaines subtilités dont se repaît le fin connaisseur des rouages parlementaires) importe peu, car dans tous les cas l’idée de trancher des questions aussi importantes à l’aide d’un tel formalisme numérique est absurde. Victor Hugo, bien qu’ayant été député républicain, mais dépassant de toute sa haute stature l’étroitesse de l’esprit parlementaire, était parfaitement lucide sur ce point, lui qui finit par affirmer que quand bien même une majorité déciderait par son vote que 2+2 ne font pas 4, cela n’empêcherait nullement 2+2 de continuer à faire 4. La démocratie – le pouvoir du peuple – ne connaît point de majorités ni de minorités. Elle ne connaît que le processus complexe de construction de sa décision commune. La décision à la majorité ne peut être tout au plus qu’un expédient temporaire. En droit, une décision politique n’est pas prise tant qu’il n’y a pas d’accord unanime sur la question à trancher. Si l’accord n’est pas établi, cela signifie qu’on n’a pas encore fait le tour de la question et qu’il faut continuer à délibérer. La principale vertu du peuple assemblé est sa patience collective pensée. Si l’unanimité de l’accord n’a pas lieu et qu’une décision doit être prise, il n’y a aucune raison que ce soit la majorité qui l’emporte. Ce peut tout aussi bien être une minorité, pour la seule raison qu’elle a raison concernant ce qu’il en est sur tel point du bien commun ; dans ce cas, la complexité du jeu politique ne saurait être régulée par quelque procédure formelle extrinsèque que ce soit. Il n’y a aucune garantie formelle de la justesse de l’aboutissement du processus de décision politique. Un peuple n’est pas un Etat ; une assemblée du peuple n’est pas un parlement de députés : la démocratie, travaillant à la déposition de toute puissance séparée, n’existe jamais qu’à ses risques et périls.

 

*

 

Elucidation du concept de peuple

 

En mettant en cause la représentation, catégorie centrale de la politique d’Etat moderne, nous avons mis le doigt sur le principe qui doit nous guider dans la clarification d’un concept de peuple, tel que nous en avons politiquement besoin aujourd’hui. Ce premier principe, le plus fondamental pour notre propos parce qu’intrinsèquement antiparlementaire, étant fixé, cherchons à formuler les autres principes avec lesquels il formera le système complet des déterminations du concept de peuple.

1/ Le principe d’existence active de la délibération politique populaire instituée en assemblées.

2/ L’existence d’un peuple n’est jamais donnée a priori, mais est toujours l’objet d’une construction politique singulière. Les traits politiques d’une figure de peuple sont donnés de façon immanente en tant qu’ils résultent du processus de délibération politique. (Principe 1) Contre toute conception essentialiste et identitariste défendant la notion d’un peuple naturel – ethnicisé ou racisé –, il convient d’affirmer le principe de l’existence intrinsèquement politique de toute figure de peuple.

3/ Il est parfaitement inutile de chercher à réactiver la notion de peuple si on considère qu’une politique à portée réellement universelle, valable à échelle de l’humanité toute entière, ne peut exister. Dans ce cas, […] un peuple ne saurait exister qu’à travers une figure de représentation – son universalité politique constitutive ne peut qu’être représentée, puisqu’elle ne peut en aucun cas être effective – ce qui revient à maintenir « le peuple » dans un état d’enfance politique, c’est-à-dire de dépendance politique à la fonction de représentation, rigoureusement contradictoire avec la liberté politique absolue qu’est censée porter l’idée de peuple. Un peuple n’existe qu’à la mesure de l’universalité politique réelle dont il est porteur. Quoique le peuple soit une construction politique et non pas une substance naturelle (Principe 2), contre tout relativisme, il est nécessaire de poser comme principe crucial du concept de peuple le principe d’existence de l’universalité réelle d’une politique d’émancipation égalitaire, c’est-à-dire de la vérité potentiellement universelle de l’orientation politique communiste.

4/ Un peuple, en tant qu’il est porteur d’une politique à portée universelle, est dans son essence un fragment d’humanité générique. Cela signifie que, si restreinte et localisée que soit la figure d’existence de ce peuple, il n’en reste pas moins que ce dont elle est politiquement porteuse, dans ses idées comme dans ses actes, dans ses principes comme dans la pratique de leurs conséquences, concerne le destin de l’humanité entière, son devenir réellement émancipé et égalitaire. (Principe 3) Un peuple, c’est comme l’humanité même, ce n’est pas naturellement donné, c’est toujours une tâche, une prescription. (Principe 2) C’est pourquoi on peut réaffirmer, avec Mallarmé, qu’aujourd’hui encore un peuple manque. Ce faisant, il ne suffit pas qu’existe une identité politique collective pour qu’on puisse parler de peuple. L’identification d’une identité politique collective comme relevant d’une figure de peuple dépend de la nature de l’identité en question. Le point est le suivant. Soit une identité collective déterminée, à propos de laquelle on peut identifier ce que Laclau appelle une chaîne d’équivalences [Je traite de la théorie d’Ernesto Laclau dans son ouvrage La raison populiste ailleurs dans mon livre] : a-t-on affaire à une identité stricte, close sur elle-même, s’affirmant comme identité intrinsèquement séparée, donc particulière, si collective soit-elle, donc finie ? ou bien a-t-on affaire à une identité ouverte, assignée à l’universalité humaine, faisant de ce fragment d’humanité qu’est le peuple « l’égal » de l’humanité toute entière, je veux dire commensurable uniquement à l’humanité entière et non à une autre identité particulière quelconque, donc à une identité paradoxale, intrinsèquement infinie dans son principe bien qu’extrinsèquement finie dans son extension ? Si un peuple, s’envisageant comme tel, relève d’une identité paradoxale et infinie, ce peuple existe politiquement en tant que peuple ; si un peuple, s’envisageant comme tel, relève d’une identité particulière stricte, donc intrinsèquement finie dans son principe, alors ce peuple n’existe pas comme tel. C’est le principe de l’identité politique collective infinie ou paradoxale du peuple. On voit qu’un tel principe, présupposant la thèse d’existence de l’universalité politique réelle faisant de l’identité paradoxale autre chose qu’une fiction imaginaire, voire une impasse mortifère, rompt complètement la symétrie des termes de l’antagonisme, en se donnant les moyens de discriminer entre vrai peuple et faux peuple, ou plus précisément entre peuple existant et inexistant. On peut donc aussi appeler ce principe de l’identité paradoxale du peuple le principe de dissymétrie de l’antagonisme du point du concept de peuple. On le comprend, ce qu’interdit évidemment un tel principe, c’est que deux figures distinctes de peuple puissent s’opposer de façon antagonique. L’antagonisme politique peut opposer une politique populaire à une politique antipopulaire, mais ne saurait opposer ni deux politiques antipopulaires – on ne peut alors pas parler d’antagonisme à proprement parler – ni deux politiques populaires – dans ce cas l’une des deux ne l’est pas, ou bien aucune des deux et on reconnaît en général l’imposture populiste à son intégration à des figures étatiques comme le référendum –.

5/ Le problème de l’identité populaire n’est cependant pas épuisé par son principe d’identité paradoxale. (Principe 4) L’identité doit toucher également à la composition interne d’une figure de peuple. Pour être de type populaire, l’identité politique collective doit être transidentitaire dans sa composition et en particulier transnationale. Transidentitaire en ce sens que son existence résulte de la rencontre de ceux qui sont séparés dans le monde du fait de l’état de la situation, souvent parce que tenus ainsi séparés par l’Etat dans la situation. Le type de rencontre politiquement le plus décisif est sans doute celui qui voit se nouer sur le long cours les relations les plus fraternelles entre ouvriers à la très vaste expérience des situations du monde et intellectuels à la capacité créatrice de grand format. Ce qui signifie la rencontre entre ceux qui sont les plus opposés de l’intérieur du spectre de la division sociale du travail, tel qu’il cristallise le rapport social qu’est le capital. La dictature du capital est en effet, de façon extrêmement massive, la dictature de la stricte hiérarchie du travail qui assigne de façon largement forcée – sans réel choix personnel possible – la plus grande partie de l’humanité à des tâches et des fonctions tout à fait déterminées – en particulier lorsqu’il s’agit du travail manuel, du « travail de force et de poussière » – dans la grande chaîne désormais mondialisée de production. Mais ce type de rencontre participe également de la conjuration de l’opposition capitaliste structurelle de la ville et de la campagne, dans la mesure où pour nombre des ouvriers en question, le trajet existentiel à travers nombre de pays du monde les conduit à passer du statut de paysans pauvres de leur pays de naissance à celui, ou bien d’ouvriers du travail de production industriel (ou agricole), ou bien du travail ouvrier non délocalisable, dans les zones urbaines d’un lointain pays. Par ailleurs, la dimension transnationale, elle aussi souvent largement apportée par les ouvriers, même si ce n’est pas de façon exclusive, est essentielle. Comme le disait Marx, « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Que des ouvriers en quelque sorte « apatrides » - et ils le sont en général en un sens existentiel profond, subjectivement enraciné, même si non identifiable comme tel au strict sens juridique – entrent dans la composition d’une figure de peuple est à ce titre tout à fait essentiel dans la configuration actuelle du monde. On remarque ici à quel point ces traits transidentitaires et transnationaux sont essentiellement portés par des « ouvriers du monde », du fait de leurs propres trajets transnationaux au cours desquels ils ont fait l’épreuve de la violence intrinsèque du réel de ce monde. Les ouvriers du monde, que je proposerais donc également d’appeler les « ouvriers apatrides », en ce sens qu’ils vivent bel et bien dans la chair de leur existence leur condition essentielle d’êtres sans patrie. Eux vivent d’abord dans leur être la dimension transnationale de leur existence, ce pourquoi ils ont tant de choses à apprendre à tous les tenants vulgaires des « identités nationales ». On touche donc là au principe de la composition immanente transnationale et transidentitaire du peuple.

6/ Nous savons pour l’instant, en résumé, que l’existence d’un peuple déterminé relève nécessairement de l’identité infinie (4) et transidentitaire (5) d’un processus d’assemblées (1) politiques (2) à portée universelle (3). Mais, au fond, quel est dans tout ça le rapport d’une telle figure de peuple au pouvoir d’Etat et à l’espace politique de l’Etat en général ? L’horizon politique d’un peuple, c’est évidemment le dépérissement de l’Etat, élément clair et distinct […] de l’idée communiste. Ce qui caractérise une politique populaire, c’est son extériorité de principe à l’espace politique de l’Etat. Par « politique populaire », j’entends une politique portée par une figure de peuple, et non pas, selon son sens dévoyé courant, une politique particulièrement plébiscitée par une partie de l’opinion. Le refus de la représentation parlementaire, avec son filtrage électoral, est inclus dans cette extériorité, mais n’en épuise pas la signification. Car quelque chose du dépérissement de l’Etat doit être inscrit dans la pratique politique populaire. Reste donc le principe antiétatique de l’espace politique propre du peuple. Le problème d’un peuple n’est pas d’être représenté dans l’espace du pouvoir d’Etat mais d’exister politiquement comme puissance autonome et indépendante de l’Etat. Cette autonomie concerne tout à la fois les lieux institués de la délibération populaire et les catégories en partage de l’intellectualité politique à travers laquelle se construit la délibération. On peut également appeler cela le principe de distance du peuple à l’Etat. Un peuple n’existe qu’à la condition et dans la mesure de sa distance politique avec l’Etat. Réciproquement, la distance politique à l’Etat n’existe dans toute son ampleur qu’à travers l’existence politique d’un peuple. 

Tels sont les six principes du concept de peuple qui en rendent, seuls, la notion aujourd’hui recevable pour une intellectualité politique égalitaire digne de ce nom. Le lecteur peut le constater, on ne peut rêver concept de peuple plus éloigné de toute conception parlementaire de la politique ! A l’aune du système des déterminations conceptuelles que je viens d’établir, il est clair que ni ce qui est appelé « populisme de gauche » actuellement, ni ce qui est appelé « populisme de droite », ne sont des populismes, ce ne sont que des politiques démagogiques antipopulaires et donc, au vrai, des antipopulismes, du fait de leur commune intériorité au consensus agonistico-parlementaire [terme que je propose dans ce livre pour qualifier l’intériorité de tous les tenants des « populismes » à l’espace parlementaire, en référence à l’imposture de la théorie « agonistique » de la politique portée par la théoricienne Chantal Mouffe] et, plus généralement, au consensus démocratique qu’ils partagent avec leurs concurrents parlementaires plus classiques. Car, en vérité, le seul vrai populisme – si on tient à un tel mot – c’est le communisme. « Populistes de gauche », encore un effort pour devenir populistes !

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