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Ce que la jeunesse serbe nous oblige à repenser 
Nicolas Gentil-Boutin, 5 juillet 2025

Depuis presque sept mois, il se passe quelque chose en Serbie, et depuis autant de temps, nous recevons des nouvelles partielles et filtrées, enfermant les événements dans l’étau du silence et de l’indifférence. D’une part, il y a le silence médiatique habituel : lui, s’il nous afflige sans doute, ne nous étonne plus. Mais, d’autre part, il y a l’indifférence des révoltés de tout poil qui, ces dernières années, se sont saisis de chaque mouvement, de chaque faux-semblant insurrectionnel ou de quelques tremblements législatifs pour les gonfler en moments politiques décisifs. Ceux-là sont essentiellement indifférents au mouvement de la jeunesse de Serbie : pas assez radical, trop pacifiste, intégré aux logiques institutionnelles et gouvernementales et, en conséquence, voué à la disparition ou, au mieux, à un repli parlementaire. Il ne se passerait donc rien en Serbie, car il se passerait trop peu. C’est à ce scepticisme qu’il faut faire un sort. Mais pour cela, il faut garder une subtile mesure – celle, proprement, des étudiants de Serbie –, et alors faire face à la difficulté : recevoir des nouvelles de Serbie, c’est effectivement s’étonner. S’étonner en premier lieu de l’écart entre l’apparente modération des mots d’ordre et le puissant sentiment de respiration politique qui, pourtant, se dégage pour tout un peuple. Lorsque l’on parcourt l’Édit étudiant du 1er mars 2025, on y parle de « citoyenneté » et de « démocratie », on lit que « l’État est le bien commun de tous ses citoyens » : autant de termes qui, à première vue, pourraient effectivement susciter une certaine méfiance ou, en d’autres circonstances, une indifférence justifiée. Et pourtant, tout cela sonne différemment. Mais alors, qu’est-ce qui se passe de si différent ? Le nommer est chose fort difficile, et je commencerais d’ailleurs par faire remarquer ceci : pourquoi le cacher ? Pourquoi taire la difficulté à nommer ce qui est nouveau ? Ce mouvement, en Serbie, n’est pas « facile » à nommer, il brouille certains de nos repères tout en travaillant à en inventer de nouveaux. Cette difficulté à nommer ce qui se passe est proportionnelle, en chacun, au maintien de nos vieilles habitudes de catégorisation politique et à leur résistance face à la nouveauté. Je crois qu’il faudrait au contraire accepter et assumer cette difficulté de nomination, sans quoi, en restant à l’école du passé, nous ne comprendrons rien à rien au présent.

Partant d’un tel principe, le chemin d’une nomination juste passera d’abord par la clarification de ce qui résiste, de ce qui n’est pas réductible aujourd’hui, en Serbie, à nos habitudes politiques qui se sont agrégées de plus ou moins longue date.

 

La place de la violence dans le mouvement de la jeunesse serbe est l’une des raisons du drôle de sentiment qui émane de la situation, et il est aussi celui qui sert à justifier la méfiance et l’indifférence : à première vue, les étudiants semblent suivre une ligne « non-violente », et l’empressement nous pousserait à la qualifier de « pacifiste ». Les grands rassemblements se déroulent sans heurts et même, à la pointe de cette tendance, ils nettoient derrière leur passage ! Or il s’est formé, ces dernières années, ce que j’appellerais une ligne de politisation par la destruction. Celle-ci tient pour absolument essentiel que le pouvoir et les gouvernements n’entendent que le rapport de force destructif, que pour être pris au sérieux, il faudrait toujours « hausser le ton ». Autrement dit, tout resterait inentendable et invisible tant que l’on demeure paisible et sans casse. Si j’appelle cette formation idéologique une « ligne », c’est parce qu’elle agit comme une démarcation : la violence y est envisagée comme une ligne de partage nécessaire avec le « réformisme » ou le « parlementarisme » et en réalité avec toute forme de compromission avec un quelconque pouvoir. En somme, la violence fonctionne dans ce cas comme auto-justification du sérieux politique. Or, force est de constater qu’en Serbie, depuis des mois, les choses se passent autrement.

Se passant de l’auto-justification par la violence, les Serbes se passent également de l’auto-justification révolutionnaire. À ma connaissance, il n’est jamais question de révolution. Et pourtant, il ne s’agit pas non plus de son opposé historique, à savoir le réformisme. L’opposition classique « réforme ou révolution » se trouve ici brouillée, déplacée, rendue inopérante. Et c’est précisément dans cette manière qu’ont les étudiants de ne pas s’orienter selon cette vieille dichotomie que réside une part essentielle de la radicalité nouvelle de la situation. L’une des déclarations du troisième épisode du journal étudiant, datée du 6 mars 2025, me semble à cet égard exemplaire :

 

« Qu’est-ce que ça veut dire si le gouvernement tombe ? - Ça ne veut rien dire »

 

Déclaration tout à fait remarquable et révélatrice du sérieux politique de la jeunesse serbe, où la négation du gouvernement (qui s’exprime, aussi, dans le refus de tout dialogue avec le président Vučić) ne constitue plus qu’un épiphénomène. La chute du gouvernement serait sans doute réjouissante et, dans le mouvement même, elle deviendrait probablement une nécessité. Mais en elle-même, cette chute est insignifiante : au sens littéral – c’est-à-dire dénuée de signification –, et au sens politique – en ce qu’elle ne vaut littéralement rien.

Dans la désactivation de l’opposition réforme/révolution se trouve également la clé pour comprendre ce qui se joue dans le rapport à la violence politique : prise isolément, celle-ci est, elle aussi, insignifiante. Il n’est pas question de « pacifisme » mais du fait que l’alternative pacifisme/destruction ou violence/non-violence est également rendue inopérante. Et plus encore, c’est précisément une telle désactivation de l’alternative qui crée un point de déstabilisation important du gouvernement serbe et qui, en conséquence, révèle que la destruction est en réalité du côté de l’État : d’abord par la fourbe mise en scène de faux étudiants, les « étudiants 2.0 » qui demandaient la reprise des cours dans les universités et qui sont à l’origine de quelques troubles dans les manifestations, qui s’avèrent n’être qu’un groupe organisé par le gouvernement. Ensuite, par la terrible utilisation de canons sonores, le 15 mars : c’est la première fois, en Europe, qu’un État use d’une telle arme. Ce jour-là, on comptait au moins 700 manifestants gravement blessés, atteints de maux de tête, de vomissements et de perte ou de problèmes d’audition. Cette arme, dite « non létale », assomme les individus, panique et violente la foule ; c’est une arme, évidemment, de destruction. La ligne de partage par la violence est toujours déjà du côté de l’État, et jouer au rapport de force destructeur sera, aujourd’hui, toujours un jeu perdu. 

    La respiration politique serbe vient alors de ceci de paradoxal qu’ils assument de ne pas être révolutionnaires afin de l’être réellement ou, dit autrement, qu’être fidèle à « l’esprit révolutionnaire » nécessite d’assumer la difficile rupture avec les dichotomies (ici « réforme ou révolution ? ») qui nous orientaient dans le passé. Le cœur de cette rupture semble effectivement bien modeste : « nous demandons que les institutions fassent leur travail » déclare une étudiante. Mais il n’est modeste qu’à ne pas comprendre ce qu’implique que les institutions fassent leur travail : dans la suite de sa déclaration, cette même étudiante comprend tout à fait qu’ils « (ont) touché à un point qui est lié à toutes les autres choses qui ne fonctionnent pas. » Là est l’essentiel : le point nodal, lié à toutes les autres choses, qui devient le foyer de l’irruption d’une politique véritable. Ce point, c’est celui des institutions corrompues, à commencer par la justice, duquel dépend tout l’édifice ; en traitant ce point, la jeunesse de Serbie traite le réel de la situation politique du pays, à savoir la corruption. C’est cela le cœur ardent, proprement révolutionnaire sans avoir besoin d’en porter le nom, de la situation serbe. 

 

 

    D’avoir ressaisi la question politique par un tel point conduit à une autre conséquence essentielle, dans la continuité même de ce qui fissure, en Serbie, nos vieux réflexes d’analyse. Se sont déposés, dans notre rapport à la politique aujourd’hui, les sédiments d’une sclérose majeure : l’entrée dans la pratique politique serait dépendante d’une décision préalable et exclusive : ou bien la « forme de vie » ou bien le nombre ; ou bien la relocalisation en îlots de la question politique, là où s’inventeraient de nouvelles manières de vivre, de se lier, de « faire commun » et de produire (la Commune de Paris étant prise comme l’étendard, dévoyé, de cette tendance politique), ou bien l’organisation sempiternelle du grand soir, aussi bien sous la forme d’un absurde grand soir législatif (verrait-on alors une armée de citoyens se ruer dans les urnes, s’impatientant de la VIème République ?) que d’un front commun, définitif, abattant le Capital. Le nœud irrésolu, qui conduit à une telle simplification de la politique, est la « convergence des luttes » : c’est en effet d’avoir conscience qu’une telle convergence est une chimère que la technique politique des îlots s’est pensée puis construite. Seulement, avoir compris l’impasse de ce que l’on nomme « convergence » a conduit là au repli et à la fragmentation de l’espace politique – et je dirais même, finalement, a conduit à se délester et déresponsabiliser de toute la question de l’universel en politique. 

    La logique des événements serbes, qui nous parvient, est en opposition à la conception classique de la convergence, et pourtant l’espace politique ne semble pas tant se fragmenter que se réunir : agriculteurs, ouvriers, avocats, médecins, bikers et même vétérans se sont joints aux étudiants. Comment se l’expliquer ? La convergence des luttes est essentiellement pensée comme une totalisation additive de tous les dominés du Capital ou de l’État, garantissant ainsi sa cohésion au regard de l’ennemi commun : chaque lutte pourrait ainsi se fondre dans un tout, dont les parties, les points de vue, les intérêts divergents seraient en accord et conserveraient leurs singularités par le compromis. La manière d’atteindre le nombre est l’addition consensuelle – rassembler, accoler les fragments dispersés afin d’établir une force d’opposition réelle – et la cause commune est formulée négativement – précisément, le dénominateur commun est l’ennemi. En Serbie, la logique de la liaison au cœur du peuple est déplacée : le rassemblement ne se produit pas depuis un ensemble de singularités s’agrégeant et négociant, mais à partir du traitement du réel, opéré en un point précis, par les étudiants. Autrement dit, la liaison des différentes parties du peuple serbe ne s’est pas formée selon un principe d’addition mais selon un principe de fidélité à la décision politique prise par les étudiants de définir la chute de l’auvent et les morts de Novi Sad comme l’événement qui devait conduire à faire comparaître, devant la vie de chacun, le gouvernement corrompu. On ne s’accorde donc pas seulement entre des gens – ce n’est que la conséquence, certes désirable, joyeuse et indispensable, mais en réalité secondaire de tout acte politique véritable –, on s’accorde à propos d’un traitement juste du réel. Il n’y a pas convergence mais localisation d’une vérité politique : 

 

« Nous ne réclamons pas d’attention - nous apportons la vérité. »

 

Étonnons-nous ! Que vient faire ici la vérité ? Dans « La leçon du mouvement serbe », Xavier Ortega écrit très justement qu’on ne saurait « rendre compte d’un mouvement politique par les déterminations objectives auxquelles il s’oppose » mais seulement par sa « dimension affirmative qui transforme un fait objectif en point de réel politique » ; c’est précisément un tel geste de pensée que j’appelle localisation d’une vérité politique. Et, en réalité, il s’agit  toujours d’une double localisation : ici, la contingence de la chute de l’auvent – première localisation – et sa saisie par le sujet « étudiants serbes » – deuxième localisation. C’est dans la rencontre d’une contingence objective et d’un sujet qui s’en saisit que peut alors se formuler une vérité politique ; et c’est l’épreuve de sa formulation, dans le réel, au contact des gens, qui la confirmera comme vérité. Et une vérité politique oblige : si les étudiants partent certes d’eux-mêmes et de leurs lieux – c’est-à-dire des universités bloquées –, c’est précisément pour ne pas y rester, ni dans le lieu, ni en s’enfermant dans leur propre subjectivité, qui pourrait en ce cas reconstruire une identité spécifique à l’intérieur du peuple et avec laquelle il faudrait effectivement entrer en négociation. Or, la sortie de leur position spécifique d’étudiants et, en conséquence, le « nous » du peuple qui s’est formé d’agriculteurs, d’ouvriers, d’avocats, de bikers, de vétérans… Ce « nous » n’a été possible et, il me semble, ne se comprend que au regard du caractère d’obligation qui émerge des activités des étudiants et de leurs paroles propres. Dans la lettre au peuple de Serbie du mois de mars, on lit : 

 

« Tout ce que nous, étudiants, avons accompli jusqu’à présent, est arrivé grâce à notre propre organisation, selon les principes d’une démocratie directe (sans intermédiaire), et des sessions plénières (plénum). (...) la question se pose à chacun et chacun est responsable de ce par quoi il est concerné. (...)

Les étudiants ne sont pas, ne veulent pas, ni ne peuvent, être porteurs de la volonté de tous. Les réponses à des questions étatiques les plus générales, et des questions sociales, qui sont soulevées actuellement, ne concernent pas exclusivement les étudiants, et de ce fait ne doivent pas tomber uniquement sur nos épaules. (...)

Les questions et les décisions appartiennent à ceux qui sont concernés - donc nous tous. »  

 

La véritable politique n’est pas une question de nombre ; ou plus exactement : la possibilité du nombre est toujours la conséquence d’autre chose, la conséquence d’une certaine fidélité à ce qui s’est formulé, quelque part et par quelques-uns, et qui s’avère être, dans et par l’épreuve du réel et de sa mise en discussion, la vérité d’un moment historique spécifique. 

 

D’où vient alors l’indifférence, sinon la méfiance, notamment de la jeunesse militante ? L’une des raisons est ce que je nommerais le « syndrome de la XIème thèse » : dans ses « Thèses sur Feuerbach », Marx écrit dans la XIème que « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer ». Cette thèse est responsable d’un biais militant qui tient moins, dans un premier temps, à l’opposition classique entre la théorie (l’interprétation) et la pratique (la transformation), qu’à la focalisation pathologique sur le « ce qui importe ». Et c’est ce « ce qui importe » qui justifiera en réalité le maintien des vieilles dichotomies évoquées : la justification du sérieux politique par la destruction et les quelques esbroufes révolutionnaires contemporaines. L’impératif pratique, qui se lit dans cette XIème thèse, devient alors immédiatement performatif : transformer, transformer, transformer… Cet impératif de la transformation procède d’un isolement en cascade du propos de Marx : d’abord, des « Thèses sur Feuerbach » du reste de son œuvre, ensuite de la XIème thèse des dix précédentes et enfin, isolement et hypostase du « ce qui importe ». Ce triple isolement conduit à la destruction du lien réel, encore à approfondir sinon à résoudre, entre la théorie et la pratique, à la fois en reconduisant son opposition et, suivant, en faisant le choix de l’éviction de toute théorie au profit de l’instauration d’une norme militante : est un bon militant, celui qui agit (sans même évoquer la martyrologie militante, consistant à distribuer les bons points au nombre de gardes à vue et de coups de matraque). Le « syndrome de la XIème thèse » est la concentration exclusive, pathologique en ce sens, sur la pratique, qui est par conséquent abstraite et sans contenu, c’est-à-dire aveugle : agissons, vaille que vaille ! Le problème n’est pas, en réalité, la déformation du propos de Marx, mais la contradiction saillante d’une telle norme militante, à savoir une inféodation absolue à toute théorie du passé, un fétichisme historique consistant à affirmer que, dans le fond, tout ce qui a été fait et dont l’histoire nous témoigne, tout ce qui a été dit, toute la pensée militante dont nous héritons plus ou moins inconsciemment, en bref : tout ce qui a eu lieu est suffisant, plus rien n’est à inventer. Alors, pour transformer, transformer, transformer, répétons, répétons, répétons…

Le contraste est saisissant avec ce formidable discours d’une étudiante serbe, dans lequel surgit, à même le mouvement en cours – ce qui est chose assez rare pour le remarquer –, à la fois la pesée des erreurs du passé et le nécessaire déplacement qu’il faudra en conséquence opérer  : 

 

« L’histoire nous apprend que les grands changements sont souvent accompagnés de grandes erreurs. À travers l’histoire du peuple serbe, nous avons souvent changé le visage du système, mais pas le système lui-même. De ce fait nous devons être sages : changeons-nous l’essentiel du système, ou uniquement ceux qui sont censés le représenter ?  

Il nous est arrivé plusieurs fois dans notre élan de nous saisir de méthodes erronées, et saisis de désespoir de chercher à détruire ce qui nous opprime, sans penser à ce que, à partir de là, nous allons construire. (...)

La manière dont nous agissons aujourd’hui décide de notre vie à tous demain. » 

 

À l’opposé du « syndrome de la XIème thèse », il y a ce que je nommerais la métaphysique politique, qui consiste à faire de la théorie la norme de l’acte : il y aurait ainsi une idée de la bonne politique, qu’il conviendrait ensuite de mettre en œuvre et d’appliquer dans le réel. En ce sens, c’est la formule spéculative d’un programme idéal qui serait juge de l’action. Une telle métaphysique politique court-circuite tout à autant l’articulation entre la théorie et la pratique par un nouveau processus d’inféodation à la théorie, mais cette fois tourné vers un avenir espéré : la bonne formule n’a pas encore été trouvée, l’action est alors toujours à venir et sa réalisation sera déjà balisée par les livres et les textes, par l’Idée bonne. La métaphysique politique a l’avantage d’être rassurante, car elle n’a aucunement besoin de faire l’épreuve du réel : c’est ainsi le vieil idéalisme qui reparait. Seulement, la jeunesse serbe, quant à elle, ne cédant pas sur le syndrome de la XIème thèse ne semble pas non plus s’inféoder à une théorie à venir (ni même préexistante) : elle est à la recherche de sa propre pensée. En témoigne, notamment, l’attachement qu’ils portent à justifier longuement leur décision et à penser leurs actes, comme avec la longue lettre adressée au Conseil de l’Europe et de l’Union Européenne ; en témoigne, également, les mises en discussions et les échanges réguliers entre les universités lorsqu’une décision doit être prise. Et finalement, s’ils ne se perdent pas non plus en circonvolutions théoriques, s’ils se tiennent sur une ligne lucide où se formule leur pensée en travail, c’est parce que jamais n’est abandonné le point de départ, à savoir la chute de l’auvent et les 16 morts. L’explication de leur course à pied vers Bruxelles condense une telle attitude : 

 

« Aujourd’hui, nous courons vers Bruxelles.

En mai, le Parlement européen examinera la situation en Serbie. Nous y courons. Nous portons des lettres aux institutions européennes.

Notre intention est pure.

Nous ne demandons pas la clémence - nous exigeons des responsabilités.
Nous ne réclamons pas d’attention - nous apportons la vérité.

Nous parcourons des milliers de kilomètres pour raconter notre histoire.

Nous courons pour montrer la force de la lutte pour la justice.

Nous courons parce que nous croyons en l’unité.

Nous courons pour que l’Europe entende ce que de nombreux médias taisent.
Nous portons la voix de millions de citoyens.

Nous courons pour les 16 vies perdues à cause de la corruption.

Et nous ne nous arrêterons pas tant que la vérité n’aura pas été entendue.

Nous courons parce que l’avenir est entre nos mains. »

 

 

Je crois alors que l’on peut nommer une « ardente patience » ce travail, laborieux, qui traite d’une situation du réel et qui tente de désamorcer le faux choix entre le « syndrome de la XIème thèse » et toute métaphysique politique, c’est-à-dire qui cherche à affirmer que la théorie et la pratique ne sont pas des irréconciliables et qu’il y a un troisième temps, un temps proprement actif, entre le temps court de l’acte et le temps long de la pensée, entre l’urgence et la démission. Et je crois que le chemin emprunté par les étudiants serbes ces derniers mois est de cet ordre – tout du moins, c’est leur existence en acte qui m’aura permis cette première clarification de ce que peut être, pour aujourd’hui, une « ardente patience ».

 

L’avenir du mouvement est évidemment incertain, ouvert aux contingences historiques et à l’affaiblissement ; dès mars, la suite était dans les consciences : « La question qui s’impose à nous tous reste : quel est le pas suivant ? » Ce n’est alors pas retirer le courage, l’inventivité et l’importance de ce mouvement que de s’interroger ou s’inquiéter de sa suite, quand les dernières nouvelles laisser penser qu’une partie de la jeunesse pourrait céder à la facilité parlementaire, appelant ainsi à s’organiser pour les élections à venir. C’est la difficile question qui s’ouvre à eux : que peut signifier une politique réelle à distance de l’État et du parlementarisme ?

    Quant à nous, comment pouvons-nous, ici, être fidèle au mouvement de la jeunesse de Serbie ? Cela passera, il me semble, par la compréhension de ce geste proprement créatif au cœur de toute politique réelle : si la politique est toujours conditionnée par une décision, si tout processus politique implique, à un moment ou un autre, de faire un choix ; autrement dit, si les grandes inventions politiques se retrouvent nécessairement face au moment du « ou bien… ou bien… », il faut prendre garde à ce leurre : les termes de l’alternative ne sont pas donnés. Et la jeunesse serbe n’a certainement pas été coupable de céder sur les alternatives préfabriquées de la « politique » actuelle. Si leçon il y a, elle consiste alors pour moi en ceci : la véritable invention politique ne consiste pas à choisir l’un des termes, mais à conquérir et décider des termes même des alternatives politiques à venir. 

 

Mai 2025

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