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L'horizon d'attente de l'émancipation 
Nicolas Boutin, 14 juillet 2023

« Plusieurs fois vint un Camarade, le même, cet autre, me confier le besoin d’agir : que visait-il – comme la démarche à mon endroit annonça de sa part, aussi, à lui jeune, l’occupation de créer, qui paraît suprême et réussir avec des mots ; j’insiste, qu’entendait-il expressément ? »

Stéphane Mallarmé, « L’action restreinte »

Notre rapport à l’institution est pris en étau entre deux fétichisations : le fétichisme de la tactique et le fétichisme du parlementarisme. L’un et l’autre relèvent d’une double oblitération, celle de la question stratégique et créative de l’institution. L’édification d’une institution de type nouveau est empêchée par ces deux fétiches, en conséquence de quoi, tant qu’ils seront maintenus, tout changement d’ordre social comme politique restera nécrosé. 

 

L’horizon d’attente de l’émancipation s’est empêtré dans les formes de la négativité et de la répétition. En ce début de XXIème siècle, ce qui s’est avancé en termes nouveaux sous le nom de « communisme de la destitution » n’est en vérité que la forme pluri-centenaire de nos défaites : l’anti-. Au regard de l’institution, le fétichisme de la tactique fonctionne comme destruction. Ce rapport que l’on pourrait également qualifier d’anarchisant ne se méfie pas seulement des institutions établies mais de l’institution comme telle, qui serait le lieu d’une essentielle hiérarchisation et spécialisation du pouvoir. Autrement dit, à l’institution sont accolées la tyrannie et la sujétion. La destitution trouve sa raison d’être dans l’échec des institutions dites communistes du XXème siècle. De là, elle réduit l’institution à trois de ses formes existantes : l’État, le parti, le bureau. Vient alors la nécessité de détruire l’institution comme telle, dans sa forme qu’une telle réduction rend idéelle et pure. Il y aurait l’Institution comme mal, plus exactement comme source de tout mal social et politique. La tactique se retrouve fétichisée en tant qu’elle est tout ce qu’il reste quand l’Institution est niée : il n’y a plus que des actes ponctuels, esseulés, non liés, il n’y a plus que l’émeute qui vaille, les batailles de courte durée, l’affrontement policier, l’éloge du sacrifice, la ruine de tout ce qui a l’apparence d’une stabilité. La positivité est barrée, il suffit de citer : « La positivité n’appartient plus qu’au passé ou au camp du capital, ou bien aux deux. Le présent ne peut plus qu’apparaître négativement » (lundimatin, « Sept thèses sur la destitution »). 

 

À l’opposé (ou côte à côte ?), le fétiche parlementaire est moins de l’ordre de la destruction que de la répétition. En réduisant le champ de la politique au présent, il en vient à considérer que la politique s’accomplit et s’épuise dans les institutions actuelles. Ce qui est sous-entendu, c’est qu’il n’existe pas et ne peut exister d’autres institutions que celles existantes. Ce fétichisme fonctionne actuellement en établissant le processus électoral comme épouvantail stratégique. Si, dans la destitution, la stratégie est strictement évacuée, ici elle est recouverte : les tribuns d’estrade remplissent le vide. Le parlementarisme est un fétiche stratégique car en lui est coulée toute politique ; que l’on y participe ou qu’il soit rejeté, la politique se fait et se définit en rapport au parlementarisme, épuisant ainsi toute autre perspective stratégique. La destitution et le parlementarisme sont renvoyés dos à dos : détruire les institutions ou les reproduire, l’un et l’autre de ces fétiches parlent de la même Institution. État, parti, bureau…

 

Ça n’est qu’en déverrouillant ces deux fétiches, lourde chape qui nous empêche de nous expliquer avec nos périls, que nous retrouverons un rapport créatif à l’institution, qui ne sera plus réduite à ce qui existe. Alors nous pourrons remettre la stratégie et la tactique à leurs vraies places, où cette dernière n’est qu’un moment de la stratégie : la destruction n’aura plus cours que comme phénomène partiel, à peine transitoire. L’institution à venir, de type nouveau, sera l’expression consciente de ce déverrouillage et de l’imagination de ce qui manque. Un tel rapport à l’institution sera nommé communiste, dans la mesure où le communisme est « le phénomène qui donne à l’imagination son échelle la plus décisive » (Judith Balso, « Bateau Sobre / Bateau Ivre »). Ces deux fétiches se fissurent-ils ? On semble entendre que le communisme – hors Parti (Communiste), État, bureau – n’est plus à la périphérie de ce qui reflue, mais au centre de ce qui monte. Suivant ce qui monte, il faut créer un nouvel horizon d’attente de l’émancipation, ce qui ne signifie rien d’autre qu’inventer un contenu positif au communisme. 

Ce court texte a été écrit durant le mouvement contre la réforme des retraites, il tente de rendre compte d’une insatisfaction qui s’est faite doucement entendre au cœur des piquets de grève et autres mobilisations, et plus vivement encore au contact des étudiants.

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