Récit générique I. Une femme de ménage
Julien Machillot, 14 juillet 2023
Au cinéma, on trouve souvent cet avertissement :
« Toute ressemblance avec un événement, un personnage, un groupe, une entreprise ou une administration, passés ou présents, ne saurait être que fortuite et involontaire. »
Ici, c’est le contraire.
Je veux exposer ici le sort d’une femme de ménage de ce pays.
Miédine est née et a grandi au Lima, pays d’Afrique, ancienne colonie française. Elle est venue en France il y a bien longtemps. Elle était alors une toute jeune femme pour qui le départ de son pays natal représentait la possibilité d’échapper au destin traditionnel tout tracé d’un mariage arrangé avec un vieil homme qu’elle ne pouvait aimer, un homme possessif qui passait son temps à l’injurier et à la malmener parce qu’il était maladivement jaloux de la force d’âme de sa jeune épouse. Cet homme se savait impuissant à se faire aimer d’elle, parce qu’incapable d’être à la hauteur du bonheur exigeant qu’ouvrait pour lui une rencontre si lumineuse. Elle était une jeune femme pour qui l’horizon d’une vie en France représentait la perspective rêvée d’une vie libre, moderne, indépendante, parce que fondée sur le travail, donc sur ses propres forces, et non plus enfermée dans le piège mortifère du rêve d’autrui. La décision qu’elle prit de faire ce grand trajet du Lima à la France cristallisait son choix du courage et du saut dans l’inconnu, plutôt que celui de la soumission et de la résignation.
Après son arrivée en France, elle trouva bientôt du travail. Elle fut embauchée, comme beaucoup de jeunes femmes venues des mêmes lointaines contrées qu’elle, par une Grande Société De Nettoyage, la bien nommée Malonet Propreté. Dès lors, engagée dans tout son être et avec toute sa détermination dans le nouveau travail de sa vie, elle fut soumise à de rudes épreuves. De chantiers de nettoyage en chantiers de nettoyage, de bureaux en chambres d’hôtels, de salles de classe en salles de concert, de toilettes en couloirs de métro, de magasins de chaussures de centres commerciaux en lieux de soins hospitaliers, de parties communes d’immeubles en aéroports internationaux, partout, le travail était le même. Elle travaillait une heure pour faire le travail de deux heures. Elle travaillait seule pour faire le travail de deux personnes. Elle était payée une heure pour un travail de deux heures. Elle faisait le travail normalement réservé aux hommes au lieu de ne faire que le sien. Elle travaillait trois heures pour un trajet aller-retour de deux heures, et ce au moins deux fois par jour. Car elle courait toute la journée à droite et à gauche, travaillant ici tôt le matin avant que chacun se rende au travail, travaillant là tard le soir après que tout le monde était rentré chez soi. Mais elle traversait sans cesse ces longues journées trouées sans même se rendre compte de tout cela. C’était normal, c’était son travail, c’était la vie qu’elle s’était choisie. Elle travaillait avec ardeur, dans l’enthousiasme et le sérieux de sa nouvelle vie. L’amour du travail et les graves responsabilités de son existence étaient sa seule boussole, son étoile du matin et son étoile du soir. Et ce n’était pas tout. Lorsqu’elle n’était pas au travail, elle s’occupait, seule, de ses enfants. Sa vie était fondée sur un double travail. Le travail salarié pour la propreté des lieux de vie et le travail personnel pour le soin des enfants. Avant le travail, le travail. Après le travail, le travail. Portée par l’élan et la force de sa jeunesse, elle ne s’inquiétait de rien. Elle se dépensait sans compter, travaillant beaucoup trop, se reposant beaucoup trop peu, s’usant la santé sans le savoir, l’esprit tout entier concentré sur la réalisation de la dure tâche du moment. Pourtant, le temps passant, un doute grandissait en elle. Elle commençait à reconnaître à certains signes que quelque chose n’allait pas. Elle s’en rendait compte à certaine paroles qu’elle entendait, à certaines choses qu’elle voyait. Un jour, dans le métro, elle surprit une conversation d’hommes et de femmes qui, comme elle, travaillaient dans les dures conditions du travail ouvrier et qui se donnaient des conseils. Ils disaient :
- Oui, moi, mon patron me demande de faire ça, et ça, et ça.
- Ah non, ça, tu n’es pas obligé d’accepter, ce n’est pas ton travail.
Alors elle se dit : Ah oui d’accord, c’est comme ça. Mais le temps que tout cela grandisse en elle, que mûrisse dans cette tête si perspicace la nécessité d’imposer des limites au travail et d’oser dire à ses chefs « Ah non, ça, ce n’est pas mon travail », elle continuait à travailler sans limites, en mettant tout son cœur à l’ouvrage, sans se rendre compte du grand danger qu’elle courait. A un moment donné, elle faisait le ménage dans une maison de retraite. Il y avait toujours une vieille femme là-bas qui lui disait : « ralentis, ma fille, ralentis ». Au fur et à mesure que Miédine balayait le couloir, la vieille dame changeait de banc pour rester près d’elle et lui disait :
- Moi, avant, j’étais comme toi, je travaillais beaucoup et vite, c’est pour ça que je suis là maintenant. Ralentis, ma fille, c’est important pour ta santé. Le travail, c’est la vie.
Mais, comme cela arrive si souvent dans la vie des humains, elle ne comprit vraiment ce que lui avait dit la vieille femme que trop tard, après qu’elle eut son accident de travail. Un jour, descendant dans une station de métro pour se rendre au travail, ne pouvant même plus ouvrir les yeux à cause de la fatigue, Miédine tomba dans un long escalier. Elle roula, roula, roula jusqu’au bas de l’escalier. Elle était tombée et ne savait même plus où elle était. Les pompiers l’emmenèrent à l’hôpital. Elle resta très longtemps en arrêt de travail. Car cette fois, la sécurité sociale reconnut l’accident comme accident de travail. Ce n’est pas toujours le cas. Il est parfois très difficile de faire reconnaître un accident de travail. Après une longue convalescence, elle reprit le travail. Mais tout avait changé. Sa santé était irrémédiablement entamée. Quelque chose dans son corps, son dos, ses bras, ses jambes, s’était cassé et ne pourrait jamais être réparé. C’était la fin de la jeunesse. Elle avait sacrifié sa jeunesse pour son travail. Pour toute reconnaissance de ce sacrifice, elle avait désormais droit au statut de travailleuse handicapée, octroyée par la Maison Départementale des Personnes Handicapées. Le médecin du travail recevait régulièrement Miédine, car elle souffrait tout le temps de douleurs. Ses consultations s’achevaient invariablement par des recommandations adressées à Malonet Propreté telles que « l’état de santé de Madame Miédine ne lui permet pas de porter des charges lourdes de plus de six kilos avec baisse de la cadence de travail et sous réserve que la durée du trajet ne dépasse pas une heure de temps par jour ». Mais Malonet Propreté se fichait bien de ces recommandations. La direction de cette société géante du ménage implantée partout en France répondait qu’elle n’avait pas de poste de travail répondant à de telles conditions, il est vrai si terriblement exigeantes… En vérité, Malonet Propreté considérait que Miédine, qui avait sacrifié sa jeunesse et sa santé pour elle, devait s’estimer heureuse de pouvoir continuer à compter parmi ses effectifs. Elle considérait même que le maintien à l’emploi de Miédine relevait de sa grande bonté, de sa grande générosité de société responsable et consciente de sa mission sociale, qui avait signé des conventions collectives dans lesquelles la société s’engageait à inclure dans ses effectifs un certain quota de travailleurs handicapés. Seulement, voilà. Malonet Propreté n’avait pas embauché Miédine parce qu’elle était handicapée. Non. Miédine était devenue handicapée parce qu’elle avait été embauchée par Malonet Propreté.
Ce que Miédine a vécu, beaucoup d’autres femmes l’ont également vécu.
