Quelques réflexions sur le grand mouvement serbe
Julien Machillot, 5 juillet 2025
Le cœur des événements en Serbie, ce sont des étudiants, massivement soutenus par la population, qui demandent aux institutions de faire leur travail. Il est important de prendre la mesure de ce point, car cela n’a rien d’évident et il ne faut pas rater son importance.
La demande des étudiants a quelque chose d’en apparence extrêmement modeste, voire modéré : exiger des institutions qu’elles fassent leur travail. On peut même en avoir une lecture restrictive : ils demandent à quelques institutions, celles de la justice en particulier, d’enquêter sérieusement et condamner les coupables de l’accident de Novi Sad pour renvoyer les criminels corrompus à leurs responsabilités. Sauf qu’ils ont absolument conscience qu’à travers cela ils se confrontent à quelque chose d’extrêmement profond et radical, qui touche à la racine même du mal dont souffre leur pays et toute sa population, à savoir, là-bas, la corruption. Surtout, ce caractère très resserré de leur exigence (à laquelle peut s’agréger ensuite d’autres choses, par exemple concernant le budget de la culture, etc.) tient à leur façon de se tenir dans une stricte fidélité à la prise en compte réelle des morts de Novi Sad. C’est parce qu’ils ne cèdent pas sur ce point et sur sa gravité qu’ils savent toucher au réel de tout ce qui ne va pas dans leur pays.
Voici par exemple la réponse d’une étudiante lorsqu’on lui a demandé pourquoi le pouvoir ne répondait pas à la demande des étudiants :
« C’est parce que nous demandons aux institutions de faire leur travail. Il semble que nous ayons touché à un point qui est lié à toutes les autres choses qui ne fonctionnent pas. De ce fait, nous attendons toujours. »
Est également à l’œuvre dans ce mouvement une intelligence politique tenant à sa capacité à prendre au pied de la lettre la Constitution du pays, y compris en matière d’organisation politique de la population en assemblées locales, mais également les textes internationaux à travers lesquels ils peuvent renvoyer les institutions européennes à ce qu’elles revendiquent comme étant leurs principes.
En somme, leur mouvement touche précisément là où ça fait mal dans un pays pauvre gangrené jusqu’à la moelle par la corruption, celle-ci étant certainement la maladie politique la plus endémique des pays pauvres de la planète.
C’est là un point qu’on ne saurait assez souligner, car il est à mon sens de grande portée. La désorientation politico-idéologique actuelle est aussi une désorientation quant au partage de la vraie radicalité et de la simple perpétuation de l’ordre capitaliste des choses. En France, on a par exemple un Mélenchon qui passe pour très radical parce qu’il s’agite beaucoup et crie plus fort que les autres. Si ce n’est lui, ce sont les fascistes de tout poil, à commencer par Trump, Vance et Musk qui passent pour faire de la politique très radicale, alors que toute leur brutalité et cruauté est entièrement tournée vers la confortation monopoliste de la puissance des plus puissants et de la domination impérialiste américaine dans le marché capitaliste mondial. À côté de ça, les pauvres Serbes peuvent avoir l’air, de loin, d’être tout juste porteurs de quelques énièmes revendications particulières. Mais ce sont eux au contraire qui portent un point de radicalité politique nouveau. Et ils ont parfaitement conscience qu’ils touchent au réel nu des choses en demandant aux institutions de faire leur travail. En insistant de façon persévérante, particulièrement tenace et très têtue sur ce point, ils sont un peu comme l’enfant du conte qui révèle naïvement que le roi est nu. La vraie radicalité politique est aujourd’hui moins que jamais là où on le croit. Elle est à chercher du côté de ceux qui portent des exigences qui semblent élémentaires mais qui, l’air de rien, touchent au cœur de l’ensemble des problèmes de la vie collective. Je soutiens que cette « modestie » de la radicalité politique véritable est un signe provisoire d’époque.
Ce signe d’époque, c’est qu’il y a ce qu’on peut appeler littéralement une « ardente patience » des étudiants serbes. L’apparente modération signifie que toute la radicalité du mouvement se déploie dans une subjectivité collective de paix, souvent pleine d’humour, en rupture avec tout triomphalisme, dans laquelle on ne se paye pas de mots, parce qu’on a conscience qu’il faut cheminer intelligemment et surtout, pas à pas :
« Il ne s’agit pas d’un jour J d’aucune sorte, mais d’un nouveau pas dans le mouvement et il y en aura d’autres »
Voilà une déclaration proprement magnifique et qui indique bien que c’est de la création d’un processus dont il s’agit, sous l’exigence de bien organiser l’étape présente et de réfléchir à l’étape suivante. Le mouvement se développe ainsi dans l’élément d’un calme organisé, avec le souci de maintenir sa propre capacité d’initiative et d’organisation à laquelle d’autres, saisis par le sérieux de tout cela, prêtent en retour leur concours (les taxis, les agriculteurs, les avocats, les professeurs, les vétérans, les motards…)
On retrouve également quelque chose de très humble dans l’appel des étudiants au peuple de Serbie, contre tout pseudo-héroïsme de bon aloi :
« Les étudiants ne sont pas, ne veulent pas, ni ne peuvent, être porteurs de la volonté de tous… Les questions ne doivent pas tomber exclusivement sur nos épaules… ».
Il est d’ailleurs remarquable qu’à travers leur demande ils rejoignent ce qui nous semble depuis un certain temps à Ardentes Patiences le cœur de la refonte nécessaire de l’intellectualité politique : la question des institutions. Il y a quelque chose dans leur mot d’ordre central qui à mon sens excède la simple lutte contre la corruption, qui est plus universel et qui fait écho aux problèmes des pays comme le nôtre qui, comme la plupart des pays riches, ne souffrent pas de façon excessive de corruption intérieure. Ici, ça prend d’autres formes, en particulier, comme on peut le lire dans le livre (encore inédit) sur l’École des Actes : la façon dont les institutions de la solidarité collective en sont venues à se transformer en administrations de la culpabilité individuelle. Ce qui est bien la manière dont certaines des institutions ici sont en passe de cesser de faire leur travail. Il y a donc « corruption » mais en un autre sens, qui se laisse discerner dans le mouvement étudiant serbe, non plus la corruption matérielle entendue en son sens ordinaire, mais la corruption des principes sur lesquels repose l’existence des institutions, corruption en un sens politique plus fondamental, dont la corruption matérielle est un éventuel effet second. Dans des pays comme le nôtre, cependant, un des effets seconds de la corruption est la soumission des institutions à l’impératif de rentabilité. Mais le signe de la profonde corruption des esprits, c’est l’opinion selon laquelle « ce sont les étrangers qui sont la cause du problème ». Si on veut sortir de la corruption et réparer les institutions, il faut y inclure les étrangers comme étant la source de la solution.
Le mouvement serbe tranche donc complètement avec la conception sceptique dominante des institutions : celles-ci formant l’ossature de toute l’organisation du pays, elles seraient immanquablement vouées à être les lieux de l’arthrose de tous les principes qui articulent la vie collective. Ce scepticisme n’est pas tout à fait sans raison car il est fondé sur le caractère aujourd’hui entièrement étatisé de ces institutions. La mainmise totale du pouvoir d’Etat sur le fonctionnement de ces institutions est bien un très sérieux problème. Mais ici, la jeunesse serbe ose affirmer une autre conception renvoyant les institutions aux Idées et principes qui les constituent et leur donnent seuls leur véritable légitimité en les plaçant entièrement sous l’exigence inconditionnelle du respect des lois de la vie des gens.
À ce titre, je partage pour ma part entièrement l’enthousiasme de la population serbe mais également de sa diaspora ainsi que des populations des autres pays d’ex-Yougoslavie devant l’initiative de ces étudiants.
Il y a un élément, je crois, historiquement nouveau dans ce mouvement qui vient de ce qu’il est le premier à être vraiment ce qu’on pourrait appeler « post-dégagiste ». Il y a comme une intériorisation plus ou moins consciente et thématisée comme telle par le mouvement de masse de l’échec de toute la longue séquence, elle-même multiforme, des mouvements dégagistes, de 2011 en Tunisie et en Égypte jusqu’aux Gilets Jaunes. La violence des Gilets Jaunes, sorte de dérapage caricatural des dégagismes, était le corollaire d’un vis-à-vis obsessionnel avec la figure de Macron-le-méprisant-méprisable. En revanche, en Serbie, les moqueries envers le président Vučić sont plutôt le signe d’une distance prise dont on sent immédiatement de loin qu’elle ne se mesure rien moins qu’en années-lumière. Pas seulement distance à Vučić et au parti du gouvernement, mais à l’ensemble des partis y compris ceux de l’opposition. En ce sens, il y a quelque chose comme l’invention d’une nouvelle forme de distance à l’Etat. Là encore, il faut en revenir d’abord à la lettre : on ne demande rien à Vučić parce que ce n’est pas son travail de rendre justice aux morts de Novi Sad ; mais à travers ça, on sent bien qu’il y a un : « on ne demande rien à Vučić parce qu’on a strictement rien à dire à ce personnage, qui est après tout la pierre angulaire de tout le système de corruption du pays ». Le problème n’est pas qu’il dégage pour être remplacé par un clone. Si sa tête doit tomber, ce doit être en conséquence de la transformation de l’ensemble du système politique, sinon ça ne sert à rien. Au dégagisme virulent se substitue le calme d’une profonde capacité d’indifférence qui est aussi une capacité à être politiquement réellement ailleurs, quoiqu’également aux prises avec la peur de devenir la victime d’une possible sauvage répression. Qu’une figure politique de peuple se fonde subjectivement sur cette conviction-là est proprement inédite et à ma connaissance sans équivalent dans le monde aujourd’hui.
Être politiquement ailleurs, mais où ? Il y a un véritable appel à sortir de l’endormissement politique, de la léthargie, de l’anesthésie générale dans laquelle plonge l’habitude de la misère, du manque d’espoir personnel et de perspectives collectives, mais aussi toutes les propagandes tapageuses, tout le lavage de cerveau quotidien :
« Serbie, ressens quelque chose, n’importe quoi, littéralement n’importe quoi ».
Il s’agit bien d’en appeler à ressentir n’importe quoi plutôt que rien. L’indifférence envers Vučić (comme envers l’opposition d’ailleurs) est à elle seule un appel à sortir de l’indifférence en général et à se réveiller politiquement. Il y a là l’incisive conscience d’un véritable manque et vide politique.
C’est pourquoi aussi ils reprennent à leur compte l’ancien hymne national alors que leur mouvement n’a rien de nationaliste (et dieu sait si le nationalisme exacerbé et même pire, « l’ethno-nationalisme », est ce qui gangrène depuis la guerre civile et l’effondrement de la Yougoslavie, non seulement les Serbes mais toutes les populations d’ex-Yougoslavie). Pour le comprendre, il faut en revenir à la lettre même de ce chant : « Serbie, lève-toi, tu t’es endormie depuis longtemps… ».
Ce qui faisait la limite intrinsèque de tous les dégagismes était qu’ils étaient largement structurés par ce qu’Alain Badiou appelait un « désir d’occident ». Je crois que ce qui fait la teinte subjective politique très particulière des Serbes en ce moment est qu’ils ne sont pas dupes de l’Occident. C’est un point qui mériterait une enquête très approfondie auprès d’eux, mais mon hypothèse est la suivante : les Serbes sont culturellement proches de la Russie, et sont depuis longtemps revenus du désir d’entrer dans l’Union Européenne, car ils ont pu voir des pays comme la Croatie ou la Slovénie y entrer sans que rien ne change fondamentalement en bien pour sa population. Surtout, il ne faut pas oublier que la Serbie a été la première victime de l’OTAN dans l’après-guerre-froide et que la question de la création purement artificielle du Kosovo leur reste durablement en travers de la gorge ! J’ai donc le sentiment que le mouvement qui a pris son départ chez les étudiants serbes est lié à une liberté d’esprit très singulière qui tient à la capacité de la population de se tenir à distance des fausses oppositions idéologiques qui sont les véritables rouleaux compresseurs des propagandes du monde actuel, entre pro-russes et pro-occidentaux ou entre pro-chinois et pro-américains, pro-démocratie et pro-dictatures, etc. etc. C’est ce qu’exprimait très bien un manifestant :
« La Russie, l’Amérique, la révolution orange, ça suffit. Je veux que mes enfants grandissent dans un pays où on valorise l’éducation, la connaissance. »
Mars 2025
