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Pourquoi je suis carni-vaurien. Sur l'air du temps 1 
Julien Ma Chi Yo, 27 avril 2024

    Beaucoup sont végétariens, voire carrément végans ; moi, je suis carnivorien. J’ai décidé de ne plus manger désormais que de la viande, à l’exclusion totale et absolue de toute forme de végétal – les herbes, les champignons, les fruits et les légumes. Quels sont en effet, je vous le demande, les êtres vivants les plus fragiles et les plus exposés à êtres dévorés sans merci de la planète ? Les végétaux, fixés au sol, figés dans leur être-là-et-pas-ailleurs, tout en bas de la chaîne alimentaire, n’étant pas même doués du mouvement qui seul leur donnerait une chance de sauver leur peau. Peut-on imaginer traumatisme plus radical que celui né de ne pas même avoir la faculté de fuir le bourreau qui menace, y compris lorsque ce dernier prend la forme de la plus tendre des souris mangeuses de graines ou de la plus comiquement disproportionnée des girafes ? Les êtres vivants non animaux sont les proies les plus persécutées de la terre. Même les animaux en apparence les plus inoffensifs, les bien nommés herbivores – littéralement : les dévoreurs d’herbe – les mangent sans pitié. La flore et la fonge planétaire composent l’ensemble du vivant le plus universellement oppressé par la prédation du monde animal. C’est pourquoi je propose que nous soyons tous carnivoriens. Laissons les herbes, les fruits et les légumes tranquilles ! Militons pour un réensauvagement de la flore mondiale ! Que les animaux se mangent entre eux, c’est de bonne guerre, mais laissons les plantes innocentes à leur naïf batifolement naturel ! J’entends fonder une ligue de protection carnivorienne du monde végétal. Quelques poireaux et navets m’ont déjà laissé entendre qu’ils étaient prêts à y former une délégation, voire à en prendre la direction… À bas l’animalité toxique ! Organisons un vaste plan de déconstruction de l’animalité dans l’ensemble du règne animal ! Non à l’exploitation éhontée du vert par le poil ! En un mot : à bas la société animarcale des vivants, c’est-à-dire la domination systémique du monde vivant par le monde animal. Pensez à toute l’herbe broutée depuis des millions d’années ! Sauvons les riantes prairies des impitoyables sabots des vaches ! Le moindre brin d’herbe a le droit le plus absolu à la considération la plus haute ! Les êtres sans cœur m’objecteront que les plantes ne sont pas des êtres sensibles ressentant la douleur, qu’elles n’ont pas de système nerveux assez élaboré pour cela. Las ! Que faites-vous donc de la sensibilité infra-sensible et par conséquent d’autant plus délicate des végétaux ? Croyez-vous donc qu’elle soit là pour laver l’estomac des chiens ? Eh bien, je dis que non ! Mais jetons un coup d’œil plus attentif à la société naturelle de la faune et de la flore. On y découvre qu’à cause de l’Animal avec un grand A, la nature est depuis des dizaines de millions d’années semblable à un vaste hôpital.

Lisez donc ce qu’écrivait à ce sujet le philosophe et poète Giacomo Leopardi : « Entrez dans un jardin peuplé de plantes, d’herbes et de fleurs. Riant, tel que vous l’aimeriez. Dans la plus douce saison de l’année. Vous ne pourrez poser vos yeux nulle part sans y découvrir quelque tourment. Toutes ces familles de végétaux sont plus ou moins en état de souffrance. Ici, cette rose est blessée par le soleil, qui lui a donné la vie ; elle se plisse, se languit, se fane. Là, ce lys est cruellement sucé par une abeille, en ses parties les plus sensibles et les plus vitales. Pour fabriquer le doux miel, les industrieuses, les patientes, les bonnes abeilles infligent d’indicibles tourments aux fibres les plus délicates, massacrent sans merci les plus tendres fleurs. Tel arbre est infesté par une fourmilière. Tel autre par les chenilles, les mouches, les limaces, les moustiques ; celui-ci, blessé dans son écorce, est tourmenté par l’air ou par le soleil qui pénètre sa plaie ; celui-là est meurtri au tronc ou aux racines ; celui-ci a trop de feuilles mortes ; chez celui-là, les fleurs sont rongées, mordues ; chez tel autre, les fruits trop gâtés et piqués. […] Vous ne trouverez pas une seule plante en parfaite santé dans ce jardin. […] Pendant ce temps, vous massacrez les herbes sous vos pas, vous les écrasez, vous les broyez, vous en faites jaillir le sang, vous les brisez, vous les tuez. Cette jeune fille, si sensible et si tendre, arrache et rompt doucement quelques tiges sur son passage. Le jardinier émonde et taille savamment des membres sensibles avec ses ongles et ses outils. Certes, ces plantes continuent à vivre ; certaines parce que leurs blessures ne sont pas mortelles, d’autres, qui sont mortellement atteintes, parce que les plantes, comme les animaux, peuvent survivre ainsi quelques temps. En entrant dans ce jardin, le spectacle d’une telle abondance de vie nous réjouit l’âme et nous croyons y voir le séjour de la joie. Mais, en vérité, cette vie est triste et malheureuse ; chaque jardin est pareil à un vaste hôpital (lieu bien plus déplorable qu’un cimetière) et si ces êtres sentent ou, si vous préférez, sentaient, il est certain que pour eux le non-être serait de loin préférable à l’être. (Bologne, 22 avril 1926) » (Zibaldone).

Une révolution s’impose : renverser la société naturelle – humanité comprise – de façon à ce que l’être des vivants non animaux devienne enfin préférable à leur non-être. Révolution la plus radicale du vivant qu’on puisse imaginer. Pour commencer, un sursaut de conscience des animaux humains s’impose. Combattons vaillamment le génocide des salades vertes et des potirons ! La peur doit changer de camp : ce n’est pas au blé et au maïs d’être terrorisé à l’approche des monstrueuses moissonneuses batteuses, mais au serial killer agricole ! Je demande solennellement à inscrire, à côté de la catégorie juridique du droit international de « crime contre l’humanité », celles de « génocide champêtre » et de « crime contre les jardins potagers » ! Ajoutons-y celle de « crime de rapine des arbres fruitiers » ! Les fruits seront désormais reconnus comme étant la propriété privée exclusive des arbres qui les produisent. « Mes fruits ! Ma liberté ! », défendent désormais les arbres fruitiers. Je proclame l’indépendance des tomates, ou bien la fin des haricots ! « Je ne suis pas une tranche de lard », dit la feuille de chou ! Quant aux aubergines, telles les actuelles femelles mammifères du genre Homo, elles nous jettent à la figure un fier et méprisant « ne nous libérez pas, on s’en charge » ! Pendant ce temps, quelques sillons de pommes de terre nouvelles s’organisent déjà clandestinement sous terre en armées de libération végétale ! Ah ! Votre pain trempé dans la ratatouille manque déjà cruellement à vos papilles gustatives ainsi qu’à vos estomacs avides ? Eh bien, comme disaient nos arrière-grands-parents pendant la guerre, « si t’as faim, mange ta main, et garde l’autre pour demain » ! La famine des herbivores et autres omnivores insatiables ne sera que justice naturelle universelle. Allons plus loin encore : je dis que la seule vraie lutte des classes, c’est la lutte biologique de la faune exploiteuse et de la flore prolétaire. Seules seront désormais tolérées, contrairement peut-être à ce qu’avançait Leopardi de façon un peu raide, n’est-ce pas, quelques espèces d’insectes contribuant par leur butinage cabotin, à la reproduction des fleurs et autres plantes à fleurs. Mais attention ! Mort aux frelons asiatiques, ces vils envahisseurs ! La sécurité et le bien-être des végétaux doivent devenir les seuls critères, non seulement d’organisation de la vie animale, mais de sélection de leur existence ; du droit de vie et de mort des organismes gloutons. Pour commencer, mort aux bovidés ! Avez-vous jamais remarqué que le moindre plancher des vaches est souvent plus bourbeux que Verdun en 17 ? Pour guérir l’animalité de ses innombrables crimes d’agression gastrique, chaque animal aura désormais pour impératif catégorique de nouer un lien sensible, empathique – et même emphatique ! – avec les non animaux. En un mot comme en cent, les vivants non animaux doivent cesser d’être envisagés pas les animaux-sujets comme des objets de convoitise gastronomique et être enfin considérés comme des sujets vivants et sensibles à part entière, détenant le droit le plus absolu de ne pas être dévorés – que ce soit tout cru ou tout cuit! 

Penseurs du vivant, théoriciens du rapport sensible, affectif, libidineux et harmonieux à la nature, encore un effort pour défendre les êtres vivants les plus oppressés de l’histoire naturelle universelle. Au fond, il suffit d’admettre comme principe d’orientation générale que tout ce qui produit de l’oxygène est bon, et que tout ce qui produit du CO2 est mauvais. La flore est bonne ; la faune est mauvaise. On reconnaît l’éthique – la vraie ! –  du respect de la vie à la place centrale qu’elle ose donner à la défense de la moindre brassée d’herbe folle et sauvage. La seule bonne éthique est celle du respect des mauvaises herbes ! Protection inconditionnelle du chiendent ; sauvetage des fruits, des légumes et des champignons de l’enfer des sucs gastriques ; refus de toute transformation des arbres en meubles Ikea : telles sont les principales tâches de la grande Cause de notre temps. Et encore : on n’a pas abordé ici le cas lamentablement sous-estimé de la moisissure et de la pourriture… 

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