Construire un peuple transnational
Julien Machillot, 7 juin 2024
Au terme des deux chapitres de mon livre Misère des populismes, éclipse des peuples – «â€¯En finir avec la représentation politique » et «â€¯Élucidation du concept de peuple » – proposé à la lecture par Ardentes Patiences, portant sur une tentative d’élucidation philosophique de la notion politique de peuple, je voudrais ici montrer comment cette réflexion est susceptible de résonner dans la conjoncture récente ou actuelle. Quels horizons, à la fois d’analyse et de prescription, une telle notion de peuple nous ouvre-t-elle dans la situation présente ?
Ce qui m’importe par-dessus tout dans cette tentative de dégager les principes d’un concept de peuple est qu’il ait une chance d’être opérant en tant que catégorie politique dans une conjoncture particulièrement marquée par deux fléaux extrêmement inquiétants, que j’appellerai (suivant en cela le philosophe Alain Badiou) le négativisme et l’identitarisme. L’embourbement des mouvements sociaux d’opposition dans la négativité dégagiste d’un côté et la prolifération du nominalisme identitaire comme filtre de toute pensée politique prétendant à une quelconque radicalité de l’autre, telles sont, je crois, deux des principales raisons de notre enfoncement dans le marécage de l’impuissance politique. Je considère, par conséquent, que ce qu’on est en droit d’attendre d’une figure politique inédite de peuple est de travailler collectivement et activement à nous tirer de ce bourbier. C’est pourquoi je n’ai pas fait partie, pour ma part, des enthousiastes du mouvement des Gilets Jaunes tel qu’il s’est formé en France fin 2018, bien qu’il se présentait comme une figure inédite de «â€¯peuple », et plus particulièrement, d’ailleurs, notons-le, de «â€¯peuple français », émaillé de tristes drapeaux tricolores, chantant la Marseillaise sous l’arc de triomphe : «â€¯C’est la France qui monte à Paris, disaient-ils. Pas ‘la province’. La France qui veut se faire entendre. »
Le problème de l’existence d’un peuple, c’est le problème de son existence politique. Identifier l’existence d’un peuple, c’est identifier la politique dont il est activement porteur et non la soi-disant histoire dont il serait le passif dépositaire. La question centrale est donc de se prononcer sur ce qu’il en était de la politique dont les Gilets Jaunes étaient porteurs. Proposons, donc, maintenant que cette période un peu mouvementée est derrière nous, une caractérisation aussi précise que possible de ce qu’a été la figure politique des Gilets Jaunes.
La caractéristique la plus fondamentale du mouvement des Gilets Jaunes a été, à mon sens, une sorte de nihilisme politique très particulier, fondé sur un rapport violemment paradoxal à la question de la représentation. D’un côté, ils estimaient, à juste titre, que rien ni personne ne les représentait parmi les personnalités et organisations politiques parlementaires existantes. Mais, d’un autre côté et d’un même mouvement, leur revendication ultime était et n’était rien d’autre qu’une revendication à être enfin réellement représentés. Leur dégagisme anti-Macron ne s’en prenait pas à la fonction présidentielle en tant que telle, il ne mettait aucunement en cause le statut même de la représentation politique parlementaro-présidentielle, car il était tout entier concentré contre «â€¯l’attitude arrogante » et le «â€¯mépris » supposé de Macron à leur égard. Le mouvement ne s’attaquait à aucun moment à la représentation dans son principe, mais seulement à l’ensemble des représentants particuliers. À aucun moment ils ne sont passés de la dénonciation des représentants à la contestation de la représentation politique elle-même. Ce fut là, si je puis dire, la finitude propre du mouvement des Gilets Jaunes, son négativisme foncier. Un tel passage à la limite, ouvrant à une vraie dimension de nouveauté et d’exploration politique de l’inconnu, ne leur était pas possible, parce qu’il aurait eu pour condition d’être adossé à l’affirmation et à la volonté d’une autre possibilité de faire et de concevoir la politique. Or, quel que pu être l’intérêt des discussions passionnées, inédites et amicales qui eurent lieu sur les ronds-points et autres lieux de rencontre des Gilets Jaunes, ce pas vers l’élément d’une nouvelle affirmation collective ne fut jamais franchi et ne fut pas même, à proprement parler, cherché. C’est pourquoi j’ai le sentiment que les Gilets Jaunes se sont en somme contentés de pousser jusqu’à son paroxysme le processus qui a vu ces dernières décennies les mouvements sociaux passer du statut de mouvements de revendication auprès des représentants à celui de mouvements de revendication de la représentation elle-même contre tous les représentants en place (tout particulièrement les «â€¯mouvements des places »). Cela ne pouvait que les conduire à la violence propre à un paradoxe nihiliste aussi brutal : si rien ni personne n’est en état de nous représenter, alors on veut non la fin de la représentation, mais son vide, on ne veut pas rien, mais on veut le rien, ce qui prit la forme du dégagisme le plus obtus et désespéré, ne voulant rien savoir des conséquences à tirer d’un éventuel renversement du suprême représentant de la représentation nationale, sachant que son ou sa remplaçant(e) pourrait bien s’avérer encore pire que lui. Ajoutons cependant, afin de rendre justice au dégagisme un peu différent du mouvement des places, en particulier celui des pays du Maghreb et du Proche-Orient, que celui-ci consistait non à ignorer l’après-dégagisme, mais à se méprendre sur ce qui pouvait se consolider dans l’étape suivante. L’idée était que des partis nouveaux allaient émerger, capables de les représenter réellement. C’est de cette façon qu’ils retombaient dans l’ornière de la représentation. Or, ou bien ce sont finalement les vieux partis des Frères musulmans qui ont finalement tiré les marrons du feu (au moins dans un premier temps), ou bien la situation leur a complètement échappé, comme en Libye, en Syrie ou au Yémen, où la lutte de clans armés l’a emporté dans le cadre d’affreuses guerres civiles.
Ce nihilisme politique des Gilets Jaunes – se caractérisant par le paradoxe violent d’une contestation (à raison) de toutes les figures de représentation politique existantes et d’un enracinement (à tort) dans une problématique de la représentation comme enjeu exclusif de la politique – dont le dégagisme et la promotion du Ric ont été le point d’orgue, était le symptôme de l’absence totale et absolue de disposition à s’engager dans des possibilités politiques nouvelles, notamment en termes d’organisation politique de type nouveau. On eût là le paradoxe d’une nouveauté politique anti-créatrice  : strict reflet de l’impasse dans laquelle est acculée leur existence, il faut bien le dire souvent extrêmement pauvre et précaire, ils cherchaient à être l’impasse à dimension quasi-insurrectionnelle de l’Etat et du gouvernement, en promouvant une sorte de «â€¯politique de l’épine dans le pieds du gouvernement »â€¯: «â€¯La suite logique, c’est qu’on reste bien l’épine bien planté dans le pieds et qu’on l’enfonce encore un peu plus profond, que ça pique encore plus »â€¯!
Outre le dégagisme, le mouvement s’est prononcé en faveur de l’institutionnalisation du référendum d’initiative citoyenne. L’idée de canaliser les contradictions entre le bas – les «â€¯citoyens ordinaires »â€¯– et le haut – les «â€¯élites élues »â€¯– dans un processus de votes référendaires est assez étrange. Le précédent du référendum de 2005 en France, où le non l’a emporté dans les urnes mais le oui l’a emporté en réalité, aurait pu au moins nourrir un sérieux scepticisme quant aux bienfaits promis de ce genre de médicament miracle pour «â€¯guérir la démocratie »… Comment un tel remède d’apothicaire charlatan a-t-il bien pu se vendre dans l’opinion avec autant de succès ? Et d’abord, pourquoi, si le formalisme de l’élection au suffrage universel ne conduit qu’à une fausse représentation, le non moins formaliste vote au suffrage universel du référendum d’initiative citoyenne conduirait quant à lui à une plus juste décision politique ? Le Ric est typiquement une variation du consensus démocratique agonistico-parlementaire, s’illusionnant dans la possibilité d’une démocratie plus directe, entièrement interne au formalisme parlementaire et à sa caractéristique précisément la plus contestable : que la majorité l’emporte sur la minorité, pour la seule raison qu’elle est plus nombreuse. Pain béni pour l’extrême droite, qui ne cesse depuis de revendiquer la mise en place d’un tel référendum «â€¯pour ou contre l’immigration ». Or, si l’extrême droite parvient d’ici quelques années à ses fins, si chacun était à la fin forcé d’aller voter «â€¯pour ou contre les étrangers », ce serait évidemment un scandale absolu, sans précédent dans l’histoire des ignominies xénophobes dont s’est rendu capable ce pays. On ne vote pas pour ou contre les étrangers ! Que la proposition la plus «â€¯radicale » des Gilets Jaunes ait pu devenir d’abord l’instrument miraculeux dont puissent se revendiquer les néofascismes est à soi seul hautement problématique. Au fond, le Ric est, de par sa structure même, porteur des pires dérives possibles et imaginables, pour les raisons évoquées dans mon livre et données ici dans les extraits, à savoir qu’il exacerbe l’irresponsabilité intrinsèque des représentés qui, dans le secret des urnes, n’ayant à répondre de rien de ce qu’ils osent penser de plus sordide dans l’anonymat des réseaux sociaux ou dans le repli protecteur de la vie privée, peuvent choisir «â€¯librement » ce que leur prescrivent leurs plus bas instincts. En un mot, le Ric, c’est le contraire même du principe de processus d’Assemblées politiques populaires ouvertes et publiques qui devrait être au cœur de toute formation d’une figure de peuple, car garantissant au minimum de confronter chacun à la responsabilité publique de ce qu’il pense et de ce qu’il dit.
On pourrait être tenté de m’objecter qu’il y avait là au moins une proposition d’alternative, même fort maladroite, à la représentation politique, puisque cela revenait à faire valoir un processus de décision politique plus direct, soustrait à la médiation des élus. Sauf qu’en réalité, il faut bien voir que le Ric est précisément la promotion fictive d’une représentation sans représentants. A ce titre, il entre exactement dans le paradoxe nihiliste que je viens d’établir. Notons d’abord que s’il s’agit avec lui non d’élire des élus qui décident mais de décider ce que les élus doivent faire, à la fin, tout reste toujours entre les mains des élus et en particulier des élites politiques suprêmes, à qui le Ric est censé s’adresser directement en passant outre les figures intermédiaires de représentation ! La notion de vote référendaire ne s’oppose en rien aux élections, puisqu’il s’adresse précisément aux élus et rien d’autre qu’aux élus, ce qui ne fait que se conformer à la fiction d’une fonction essentielle de représentation politique de je ne sais quel «â€¯peuple » par les élus en place. Le Ric revient par conséquent à prendre plus au sérieux que jamais la représentation comme fondement du mandat parlementaire des élites politiques du pays. Par ailleurs et plus fondamentalement encore peut-être, le formalisme du référendum revient à prétendre «â€¯représenter » plus objectivement la «â€¯vraie » opinion du «â€¯peuple » à travers le suffrage des urnes plutôt que d’entrer dans le dur labeur de la construction d’une vraie décision collective. On aurait là le paradoxe d’une décision collective – sans Assemblées ! Sans travail politique collectif ! Remède miracle d’apothicaire en herbe, encore une fois ! Typique de l’époque des «â€¯populismes » et du consensus agonistico-parlementaire, dont on ne voit guère comment il pourrait ne pas être, encore une fois, l’instrument idéal des pires dérives fascisantes.
Certains ont voulu voir dans le mouvement des Gilets Jaune une filiation historique avec la Commune de Paris de 1871. Les Gilets Jaunes ne sont en aucun cas des descendants des Communeux et il faut bien comprendre pourquoi. Le nihilisme politique des Gilets Jaunes a rapidement entraîné ses manifestations parisiennes dans un rapport de force de type insurrectionnel, qui les a littéralement enfermés dans un face à face brutal et systématique avec la police. A contrario, ce qui a caractérisé en propre la Commune de Paris dans le XIXème siècle des insurrections parisiennes ouvrières est précisément d’avoir catégoriquement refusé de se laisser enfermer dans l’espace de la guerre civile, voulu et fomenté par la gauche républicaine. Contre l’esprit violent de guerre civile porté par le gouvernement réfugié à Versailles, les Communeux opposaient leur subjectivité affirmative de paix au service d’une capacité d’initiative multiforme entièrement tournée vers la réalisation souvent entièrement inédite de tout ce qui manquait au bien commun. Il s’agissait pour eux de laisser entièrement libre court à l’esprit d’initiative à la fois individuel et collectif qui a fait des 90 jours de la Commune de Paris une période courte mais très intense d’expérimentations politiques novatrices, de mise en place de tout un tas de choses en matière d’administration publique, d’organisation politique collective, d’éducation, de santé, de droit et d’organisation du travail, etc. Par ailleurs, le peuple de la Commune de Paris se singularisait par sa composition extraordinairement transnationale, jusque dans ses plus hautes instances dirigeantes. Exigence qui n’a que bien peu, voire pas du tout, effleuré le mouvement des Gilets Jaunes, dont la composition très étroitement nationale, dans un pays où la place des ouvriers étrangers est depuis longtemps si centrale, a été à mon sens le corollaire de son négativisme étroit.
Telle est d’ailleurs, je crois, la grande leçon du mouvement des Gilets Jaunes, qui se sera révélé être, comme disaient les Chinois en leur temps maoïste, un véritable professeur par l’exemple négatif : la catégorie de peuple est d’autant plus porteuse d’affirmation politique novatrice et émancipatrice qu’elle est plus soustraite aux déterminations qui prétendent la circonscrire et la limiter dans une figure identitaire, en particulier nationale. A contrario, plus elle se trouve intérieurement limitée par ce type de phagocytage identitaire, plus une telle catégorie restreint sa portée affirmative et se contente rapidement d’alimenter le négativisme ambiant, en le portant, comme avec les Gilets Jaunes, à son point de paroxysme le plus nihiliste.
Je considère donc que la mouvement des Gilets Jaunes, polarisé entre esprit de solidarité apolitique autour des cabanes des ronds-points et esprit de guerre civile au cours des manifestations dans les beaux quartiers parisiens, a été une impasse politique. C’est comme ça, après tout la politique est faite de beaucoup d’impasses, mieux vaut les identifier tranquillement comme telles que de s’extasier inutilement pour ce qui ne nous conduit à rien à la seule fin de se tenir dans le creux de la vague oppositionnelle du moment.
La question est alors la suivante : au rebours de l’impasse politique des Gilets Jaunes, quelle figure de peuple à naître déterminerait pour moi la grande tâche politique émancipatrice de la conjoncture actuelle ?
Pour répondre à cette question, il me semble devoir plonger jusque dans ce qui constitue le cœur largement ignoré et insoupçonné de la conjoncture actuelle à grande échelle, parce que composant le vrai fondement de notre monde, à savoir, le prolétariat mondial.
Le monde contemporain, globalement celui du capitalisme mondialisé, se caractérise par un grand décrochage entre le caractère étroitement national de la souveraineté de l’Etat et le caractère international du marché économique mondial. C’est pourquoi les instances politiques supranationales ne cessent de prendre un poids de plus en plus grand. L’Union Européenne, par exemple, s’est rendue incontournable en tant que courroie de transmission du capitalisme mondialisé pour les vieux impérialismes ouest-européens. Dans une telle situation, il est évident que la notion d’un peuple ne saurait plus avoir politiquement grand sens pour personne à stricte échelle nationale, car éloignée de façon par trop flagrante des réalités du monde. En ce sens, il ne saurait sans doute y avoir de retour aux nationalismes au sens strict du XXème siècle. Quand bien même l’extrême-droite ne cesse d’agiter le hochet de l’identité nationale, son espace politique réel s’élargit immanquablement aux institutions de l’Union Européenne et elle tend à abandonner la perspective du Frexit – abandon, il est vrai, largement alimenté par l’impasse à laquelle le Brexit a conduit le Royaume-Uni. Rien de plus vain et du plus creux, à cet égard, que le pseudo « peuple historique » de l’extrême droite : « peuple » n’est pas une catégorie de l’histoire, mais de la politique, y compris lorsqu’elle prétend se donner une profondeur historique qui n’opère que comme écran de fumée purement idéologique. Même les néofascismes, issus de la «â€¯nouvelle droite », les plus nourris de tradition nazie, ont abandonné les formes de nationalisme racial de type «â€¯grand Reich » et se confortent plutôt dans la promotion d’une fantasmatique «â€¯identité européenne naturelle » qui serait historiquement enracinée dans je ne sais quel paganisme préchrétien et prémoderne. Bien que ce genre de conceptions relève de la folie anti-intellectualiste la plus furieuse, il ne faut jamais sous-estimer les potentialités criminelles dont elles sont réellement porteuses.
Toute notion de peuple est donc aujourd’hui prise, qu’elle le veuille ou non, y compris dans ses dérives idéologiques les plus identitaires, dans un entre-deux. Celui-ci est polarisé, d’un côté, par une réalité politique encore largement fondée sur le caractère extraordinairement étroit du champ de la souveraineté étatique et, de l’autre, par la réalité économique de la puissance sans réelle limite (autre qu’intérieure à sa logique propre) du marché mondial. C’est là un point crucial, non évidemment au sens où cela conduirait à la possibilité d’une détermination objective de ce que serait un peuple, mais parce qu’on touche à une condition d’intelligibilité de ce qui rend une catégorie de peuple politiquement opérante en regard du réel du monde. Une catégorie de peuple qui ne serait pas radicalement transnationale et transidentitaire ne saurait renvoyer qu’à la façon dont le mort cherche à saisir le vif le plus contemporain pour l’étouffer et l’anéantir.
Or, au cœur de la dimension transnationale de toute figure politique de peuple digne de ce nom, il doit y avoir le prolétariat comme l’élément dont la destinée est constitutivement déterminée par le décrochage entre le caractère étroitement local de la politique étatique et l’internationalisation de la chaîne de production, donc le caractère mondial de l’organisation sociale du travail. Le prolétariat désigne en effet toutes les populations qui sont forcées de se déplacer dans le monde pour trouver leur place dans la chaîne de production mondiale, travailler et construire leur vie et celle de leurs familles, et dont il faut remarquer combien elles sont partout d’une façon ou d’une autre maltraitées, traitées en étrangères, exclues du compte de ceux qui sont envisagés comme intérieurs aux situations par les Etats. Les prolétaires sont partout indispensables tout en étant voués à n’être nulle part chez eux. Ils sont partout massivement employés dans l’extraction, la production ainsi que dans la diffusion propre au travail ouvrier non délocalisable des pays riches, tout en étant persécutés d’une façon ou d’une autre par les Etats des pays où ils travaillent qui se chargent de les exclure du droit commun ou du moins de les maintenir autant que possible dans une situation administrative de non-droit, qui les place en butte aux procédures administratives les plus tracassières et à des franges d’opinion extrêmement hostiles voire très menaçantes. C’est la façon nouvelle dont reste plus actuel que jamais l’énoncé de Marx, pourtant forgé dans les réalités du XIXème siècle, selon lequel « les prolétaires n’ont pas de patrie ». On a bien affaire, partout dans le monde, dans à peu près tous les pays, à l’existence massive d’ouvriers «apatrides » en un sens profond, non tant au sens juridique classique qu’ils seraient absolument dénués de nationalité, qu’au sens politique fondamental où nulle part ils ne sont comptés par des Etats se reconnaissant comme comptables de leurs conditions d’existence, ni dans leur pays d’origine, ni dans les pays qui les usent à la tâche dans le travail de force et de poussière jusqu’à la maladie, au handicap voire quelques fois à la mort, ni dans les innombrables et souvent dangereux pays intermédiaires, mais également les mers et les océans, qu’ils traversent au cours de leurs longs périples au péril de leur vie. Étrangers partout où ils passent et souvent pour toujours là où ils arrivent, ils deviennent irrémédiablement étrangers de là où ils viennent. Étrangers partout et chez eux nulle part, telle est la très dure condition de ces ouvriers du monde.
Une telle description de la condition ouvrière contemporaine dessine en creux l’exigence propre d’une figure de peuple en tant qu’elle se doit d’être transnationale : compter politiquement en son sein cette figure ouvrière qui n’est aujourd’hui comptée nulle part. Un peuple n’existe qu’à la mesure de sa capacité à compter ceux qui sont radicalement comptés pour rien dans ce monde, quoiqu’indispensables partout. À ce titre, si le paramètre d’existence d’un peuple ne saurait être national, le transnational quant à lui se donne d’abord à l’intérieur même du pays : « sans ses ouvriers, il n’y a pas de pays » (ce fut un mot d’ordre important du Rassemblement des ouvriers sans papiers des foyers et de l’organisation politique entre 1997 et sa disparition en 2009, qui reste sans conteste à ce jour l’organisation des ouvriers sans papiers politiquement la plus importante et novatrice qui a existé en France). Construire un peuple transnational, c’est aussi bien forger une forme de conscience politique populaire, fondée sur l’exigence de compter tout le monde dans la situation.
Capacité à compter tous ceux qui sont non-comptés, mais également d’une façon ou d’une autre « mal comptés », ce qui vaut également, bien sûr, pour cette part de la population française qui a composé les Gilets Jaunes et qui vit dans des conditions de pauvreté et d’abandon étatique souvent absolument scandaleuses. La situation d’une partie de ceux qui ont composés les Gilets Jaunes doit d’ailleurs s’entendre comme une extension périurbaine de l’organisation du travail ouvrier non-délocalisable : ils travaillent dans la diffusion de la production via pour certains les nouvelles usines telles qu’Amazon. D’une certaine façon, leur relégation précarisante dans les zones périurbaines est solidaire du fait que ce sont les ouvriers du monde qui composent l’essentiel du travail ouvrier, aux conditions plus dures encore, brutales et précarisantes, des grandes villes. Ces ouvriers du monde sont sans cesse soumis à des campagnes d’opinion hostiles – alimentées par des mesures gouvernementales et législatives toujours plus tracassières et persécutrices – permettant seules de les maintenir dans de si intolérables conditions d’existence et de travail.
Mais revenons à la conjoncture française actuelle. L’ensemble des considérations qui précèdent doit nous conduire à nous concentrer tout particulièrement sur la promulgation de la loi du 26 janvier 2024 dite sur « l’immigration ». Je qualifie cette loi de macro-lepéniste, dans la mesure où Macron est parvenu à travers le processus parlementaire de sa promulgation à se poser en concurrent d’autant plus « sérieux » de l’extrême-droite qu’il pouvait faire valoir qu’il se situait sur le même terrain qu’elle. Tout l’enjeu était d’éviter d’en passer par le 49-3, qui aurait positionné l’extrême-droite dans une opposition parlementaire séparée. Grâce à la gauche qui a si lamentablement réussi à se tirer une balle dans le pied en commençant par proposer une motion de censure que l’extrême-droite s’est empressée de voter, s’ôtant ainsi le seul moyen qu’elle avait de limiter la casse, le processus parlementaire a permis au camp de Macron de se poser, avec sa promotion de l’ordre républicain, en opposant intérieur à l’espace idéologique d’une extrême-droite promouvant quant à elle la préférence nationale. Il a laissé de façon tout à fait inédite le Conseil constitutionnel faire le tri de ce qui allait trop frontalement à l’encontre du principe constitutionnel d’égalité des droits. Une opposition interne, une concurrence politique de plus en plus fraternelle, puisque fondée sur le consensus d’une radicale extériorité des étrangers à la situation réelle du pays, en entremêlant de la façon la plus odieuse question des droits des étrangers et question pénale des délits et des crimes via le thème d’un problème d’intégration et même d’assimilation des étrangers aux fumeuses « valeurs de la république » et aux insaisissables « modes de vie des français ». Cette loi porte en elle quelque chose de tout particulièrement intolérable. D’une part, toute la dimension du dispositif juridique antérieur de loi de non droit est entièrement maintenue : contrairement à ce que semblait vouloir Macron dans un premier temps, les nouvelles possibilités de régularisation par le travail ne sont pas de plein droit, mais maintiennent le même caractère d’admission exceptionnelle. D’autre part, à cela s’ajoute désormais l’exigence totalement arbitraire et même de nature dictatoriale de se soumettre activement à des engagements impossibles à réaliser, par exemple en matière d’apprentissage du français ou de changement total de façon de vivre.
Jusque-là, le CESEDA (Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile) avait largement travaillé à identifier la figure de l’étranger à celle d’une délinquance en puissance. Pour ce faire, il envisageait le fait d’être sans titre de séjour comme relevant d’un trouble à l’ordre public, bien que n’étant ni un délit ni un crime (il se conformait sur ce dernier point aux directives de l’Union Européenne). Or, qu’est-ce que peut bien être un trouble à l’ordre public sans délit ? Qu’est-ce qu’une situation irrégulière ne pouvant être tout à fait considérée comme illégale ? L’assimilation systématique à la figure de la délinquance opérait comme bouche-trou d’un tel non-sens, dont le réel était d’en faire des situations relevant de procédures administratives et non pénales, donnant ainsi directement à la police tout pouvoir de décider de qui devait quitter le pays via la délivrance des Obligations de Quitter le Territoire. Ce qu’il y a de plus avec la dernière loi du 26 janvier, c’est qu’elle semble avoir pour but de tracer une nouvelle frontière entre la France et tous ceux qu’elle envisage d’une façon ou d’une autre comme des étrangers (ce qui inclut les jeunes nés ici dans les quartiers populaires, et démantèle plus encore le droit du sol). Une frontière dont les préfectures de police seraient les passages douaniers. Aux Etats-Unis, un mur de plusieurs milliers de kilomètres est en train d’être construit à la frontière du Mexique pour empêcher les étrangers (les Mexicains mais également ceux venant de beaucoup plus loin) d’entrer. En France, on ne construit pas de mur, on fait des lois. On ne construit pas de mur, d’une part parce que ce n’est guère possible, d’autre part parce qu’on a besoin des étrangers pour travailler dans l’ensemble des secteurs du travail ouvrier non-délocalisable. Mais la loi du 26 janvier est, à mon sens, une sorte de loi-frontière qui a pour but de construire un mur d’autant plus insidieux qu’il est invisible, un mur dans la tête de chacun, un mur mental destiné à faire savoir aux ouvriers étrangers que « vous ne faites pas partie de ce pays et si vous voulez en faire partie, même pour une petite carte de séjour de quelques mois, vous devrez désormais prouver activement vos efforts d’assimilation à la société française et votre déférence envers ses valeurs ». Tout cela est d’une extrême brutalité et génère tout un tas de dispositions juridiques qui, appliquées à la lettre, ont des conséquences absolument dramatiques pour les gens, y compris ceux qui parvenaient jusque-là à obtenir des titres de séjour. Or, ce mur juridique dressé par la loi-frontière est purement intérieur, subjectif, donc invisible et par conséquent on n’en voit pas les conséquences. Il s’agit d’un mur que n’importe quel Français peut allègrement intérioriser tout en restant dans l’ignorance la plus totale des effets destructeurs réels sur la vie de ceux qui sont ainsi persécutés. Un mur d’autant plus brutal qu’on peut l’intérioriser sans avoir à prendre la mesure des conséquences réelles de son existence. Une telle loi frontière se donne ainsi comme une loi de stigmatisation particulièrement redoutable. Au fond, c’est une loi promulguée par des gens ayant pris acte de ce qu’il serait difficile d’en revenir aux anciennes et grossières formes d’apartheid et de ségrégation et qui cherchent des moyens plus élaborés, mais d’autant plus épouvantables, de s’en prendre toujours plus durement aux étrangers. Cela passe par une loi qui exige tout un tas de choses comme de « respecter les valeurs de la République » : mais qu’est-ce exactement que ces valeurs que les étrangers seraient particulièrement suspects de ne pas vouloir respecter ? Pourquoi devraient-ils par ailleurs vivre comme les Français et qu’est-ce que sont ces fameux « modes de vie des Français » ? Bref, on a affaire à une loi dans laquelle l’énigme de ce qu’on attend de l’Autre, de l’étranger, ne cesse de s’épaissir, de façon particulièrement menaçante pour cet Autre. Un Autre qui, contrairement aux absurdités qu’on ne cesse de lui coller sur le dos à tout bout de champ, dans la peur et l’ignorance de plus en plus haineuse, ne demande pourtant rien d’extraordinaire. Au fond, que veulent les étrangers qui vivent et qui travaillent ou cherchent désespérément du travail ici ? Jouir des mêmes droits que tout le monde à travers l’exercice des mêmes devoirs humains partagés. Point. C’est tout. Rien d’autre que cela. Il n’y a, en règle général, pas d’être humain plus « normal » que l’étranger qui vit ou arrive en France. Pas d’être humain plus simplement humain que lui ou qu’elle. Il n’y a pas plus Même que l’Autre, si je puis m’exprimer ainsi. Nul mystère insondable.
La dimension intrinsèquement dictatoriale et persécutrice d’une telle loi ne doit pas être sous-estimée et doit même être sérieusement regardée en face. Développer la conscience commune d’habiter dans le même pays, de partager les mêmes réalités et par conséquent les mêmes enjeux politiques et civilisationnels, c’est, je crois, la seule façon de travailler activement à défaire les séparations et en particulier à casser ce mur mental politico-juridique, à démanteler cette fausse frontière instituée par une loi telle que celle-là. Une grande tâche politique actuelle et urgente est donc pour moi de s’atteler à travailler à la création d’un peuple transnational, c’est-à-dire d’une conscience politique populaire transnationale. Ma proposition sur ce point est la suivante : contre la dernière loi macro-lepéniste sur l’immigration de janvier 2024, opposer la construction politique d’un peuple transnational de France. Français et étrangers vivant ici, détenteurs d’une carte nationale d’identité, d’un quelconque titre de séjour, de rien du tout, voire de moins que rien comme une obligation de quitter le territoire français, déclarons appartenir à un même peuple transnational, nous engageant à construire le chemin de son existence politique. Portons la volonté qu’existe un peuple transnational de France, dont l’idéal transnational accompli serait qu’il soit un peuple transnational et transcontinental du monde.
