Appel en six points
Ardentes Patiences, 19 juin 2024
État de la situation, définition du parlementarisme
Après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, le 9 juin 2024 au soir, le temps du parlementarisme français s’est accéléré et condensé – les premiers jours qui ont suivi cette décision ont connu leur lot de recompositions partisanes jusqu’à aboutir à la création du Nouveau Front Populaire, bloc des gauches et des écologistes, qui se dresse contre le Rassemblement National, sorti gagnant des élections européennes et qui a déjà rallié une partie des Républicains. Le dispositif parlementaire suit là un cours normal – en tout cas, pas tout à fait anormal –, alternant entre des phases creuses (hors élections, principalement) et des moments d’intensifications (périodes électorales, présidentielles et législatives essentiellement). Le parlementarisme est un système qui réduit la politique au vote, c'est-à-dire au compte des opinions, et qui finit par déléguer toute l’organisation de la vie politique à des représentants de ces opinions. Ces opinions, elles, sont fabriquées par l’espace parlementaire lui-même, étiquetées et diffusées dans l’espace médiatique. Ce système n’en finit plus de dysfonctionner depuis notamment que la forme-parti classique ne tient plus. La recomposition parlementaire actuelle en donne un nouvel exemple.
Illusion actuelle du parlementarisme
Cette période d’intensification de la temporalité parlementaire conduit à un accaparement des consciences politiques : toute la politique semble alors s’y concentrer, comme si la menace fasciste était devenue réelle seulement depuis la victoire du RN aux élections européennes, comme si la victoire du Nouveau Front Populaire aux législatives anticipées permettrait seule d’endiguer cette menace et qu’elle le ferait définitivement, comme si au contraire la victoire du RN équivaudrait à une arrivée au pouvoir du fascisme et acterait le dernier pas dans le pire.
Genèse et actualité de l’ « étranger » comme problème à résoudre
Tout cela, en plus d’être tout à fait abstrait, marque une confiance aveugle dans la logique parlementaire, ignorant, oubliant ou niant que c’est ce même système parlementaire qui a accepté l’intégration de l’extrême droite à son propre dispositif, conduisant ainsi à sa normalisation comme force politique légitime et favorisant son expression publique : l’instauration de la proportionnelle par François Mitterand a en effet ouvert l’Assemblée nationale au Front National qui, en mars 1986, y fait entrer 35 députés. Laurent Fabius déclarait deux ans plus tôt : « L’extrême droite, ce sont de fausses réponses à de vraies questions ». Ces « vraies questions », ce sont celles de l’immigration et de la sécurité, qui vont devenir les questions consensuelles du parlementarisme. Nous sommes aujourd’hui bien loin d’être sortis de l’acceptation de ce terrain idéologique imposé par l’extrême droite : l’étranger continue d’être présenté comme un problème majeur et urgent à résoudre par tous les moyens. Très tôt lors de son premier mandat, Macron installait lui-même l’immigration comme un problème à « affronter », déclarant en septembre 2019 : « La question est de savoir si nous voulons être un parti bourgeois ou pas. Les bourgeois n’ont pas de problèmes avec ça : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec ». Le « ça » étant ici l’immigration et ce « avec quoi » les classes populaires vivent étant les étrangers. Est réaffirmée ici la séparation et l’hétérogénéité entre les classes populaires et l’immigration. C’est cette même logique de séparation qui aboutit à la loi scélérate du 26 janvier 2024, loi dite « immigration », qui a poursuivi l’instauration d’une dangereuse frontière législative ouvrant la voie à de nouvelles persécutions des étrangers prolétaires nés en Afrique, en Asie ou dans les régions non européennes du monde et vivant en France. Lorsqu’une frontière se dessine – idéologique, législative ou géographique – elle conduit potentiellement à mettre des êtres humains en dehors d’une humanité qui s’autoproclame telle. Frontière qui, en France, tend de plus en plus à prendre le nom de République (ou « valeurs » républicaines). Or, une fois en dehors de ces frontières arbitrairement scellées, toute une partie de la population se retrouve sous le joug d’une violence possiblement sans limite. Le RN vit de ce poison de la frontière et de la séparation dont on voit ici, avec la loi du 26 janvier, comment le macronisme y contribue.
Séparation des étrangers et des classes populaires
Il faut alors prendre les choses à la racine, comprendre sur quoi prospère le RN hors de ces temps d’accélération parlementaire. Précisément, toute sa logique tourne autour de la création d’une figure abstraite de l’étranger, auquel on attribuerait pléthore d’aides dont il profiterait grassement, un étranger qui serait donc sur-protégé et sur-représenté par l’État et dont les médias et gouvernements successifs seraient les perpétuels complices. À cette irréelle figure de l’étranger bienheureux en France s’oppose un irreprésentable, celles et ceux qui se sentent non comptés et abandonnés : l’habitant du monde rural, dont on ne parle pas, que les médias et appareils étatiques ignorent. Le RN va s’emparer de cette figure irreprésentable afin de s’en faire le héraut, promettant une rupture dans l’État qui viendra sortir ces populations de l’invisibilité parlementaire. Enfin, ils seraient représentés. La logique parlementaire telle qu’elle nous conduit aujourd’hui au pire fonctionne selon cette opposition, et la répartition des votes lors des dernières élections européennes en témoigne : il y a une scission nette entre la campagne, les petits centres urbains et les grandes villes. Cette séparation révèle l’irréalité de la politique d’extrême droite : dans les campagnes ne se joue pratiquement jamais de contact réel, de rencontre avec la vie des gens arrivant en France qui, principalement et par nécessité, se retrouvent pour habiter et travailler dans les villes. Et pourtant, c’est bien le lieu où la haine de l’étranger s’est épaissie et se traduit dans le vote pour le RN – c’est là où l’on persiste à croire tous les discours rabâchant que l’étranger est responsable de tous nos maux, coupable de la crise de tout ce qui était au service du bien public. La logique de ce moment d’intensification parlementaire repose ainsi sur cette opposition subjective entre des gens qui ne se connaissent pas. Des gens pour qui l’unique médiation est la télévision et les médias, dont l’instrumentalisation de cette séparation dans la percée électorale fascisante est absolument considérable.
Impuissance et limite du parlementarisme face au fascisme
Or, quel que soit le résultat aux élections législatives à venir, cette opposition se maintiendra ou se renforcera ; il ne faut rien attendre du parlementarisme pour sortir de cette scission subjective que nourrit l’idéologie fasciste. Nous devons prendre la mesure, devant cette situation, des limites et de l’incapacité du parlementarisme. Mettre un bulletin dans une urne au moment où on a le sentiment que la situation chauffe et nous inquiète, c’est une maigre et insuffisante activité politique. Autrement dit, non seulement le parlementarisme n’est pas le tout de la politique, mais plus encore il n’est rien quant à une pensée et des actes indépendants et réels portés par les gens eux-mêmes. Si l’on veut prendre acte de la situation parlementaire et s’expliquer avec elle au moment où elle accapare les affects et pensées de chacun, il faut commencer par prendre cette distance : nul part et en aucun temps, des élections n’ont assuré la victoire durable d’une figure positive au service du bien commun. En ce sens, il est tout à fait extraordinaire pour l’union des gauches de faire référence à une séquence politique qui a été caractérisée par son impuissance à faire face au fascisme : il faut rappeler que le Front Populaire de 1936 a décidé de la non-intervention en Espagne face à Franco, qu’il a été incapable d’organiser une véritable défense face aux nazis pour finir par abdiquer devant le pétainisme. Les congés payés et la semaine de 40 heures, certes, mais combien cela pèse face à la domination du monde entier par les fascistes ?En revanche, le système électoral parlementaire a toujours été poreux à l’accession au pouvoir des fascistes (Hitler ou Mussolini au siècle dernier, Modi, Trump, Bolsonaro, Duterte, Milei aujourd’hui). Cela ne signifie pas qu’il serait indifférent que la victoire électorale appartienne finalement au Nouveau Front Populaire ou au Rassemblement National – il est évidemment préférable que le RN ne l’emporte pas. Cela signifie que si l’on reste dans la seule logique électorale, cela reconduira de toute façon le péril, et cela quelle que soit la prochaine majorité électorale. Autrement dit, quoi qu’il advienne du résultat de ces législatives, il serait bien naïf de croire que la situation changera fondamentalement : tout, à nouveau, sera rejoué à la prochaine élection.
« Si on ne change pas des choses très profondes, on est toujours à deux doigts de guerres possibles. »
Pour sortir d’une telle fracture subjective qui maintient dans la séparation les populations de ce pays qui s’ignorent, deux tâches nous paraissent essentielles et possibles : faire de l’immigration un problème est aujourd’hui le signe de la séparation des politiques parlementaires d’avec tout le réel de la vie des gens. S’intéresser réellement au sort des gens, c’est donc commencer par leur dire, frontalement s’il le faut, qu’ils se trompent s’ils croient que les étrangers sont leurs ennemis et la source des problèmes de ce pays. Les véritables responsables de leur malheur sont ceux qui les montent contre les étrangers, ceux qui entretiennent le mythe de l’étranger profiteur et oblitèrent le réel du travail ouvrier des étrangers. Il nous faut donc commencer par une affirmation politique fondamentale : il n’y aura de traitement politique réel de la vie des gens, de tous les gens, qu’à la mesure de l’affirmation de principes politiques clairs concernant l’intériorité et l’appartenance des étrangers à ce pays, à son organisation du travail et à sa pensée de l’organisation de la vie collective.En second lieu, il faut prendre acte que les populations qui doivent se connaître sont aujourd’hui celles qui s’ignorent, et que sur cette ignorance prospèrent les pires propagandes qui brandissent la peur de la guerre civile et n’hésitent pas à y appeler. Nous appelons donc à la création de lieux nouveaux où puissent se connaître et s’allier celles et ceux que le parlementarisme oppose et dresse les uns contre les autres. Autrement dit, à la constitution de lieux où se travaille un compte égal de tous, portant l’affirmation que la politique n’est pas réductible aux illusions parlementaires et électoralistes, un lieu à distance de l’État où puisse se constituer une capacité politique populaire commune, seule capable de mettre à distance le poison fasciste. Sortir du nihilisme ne pourra se faire qu’en fondant la pensée politique sur l’unité fondamentale des classes populaires dont l’immigration est depuis toujours une composante majeure.
En 2021, l’École des Actes déclarait ceci :
« Il faut avoir l’humanité dans nos cœurs pour faire face à cette situation. Il faut que nous-mêmes on s’interroge et on se parle. Nous savons qu’avec l’amitié on peut grandir ensemble dans nos vies. Tandis que la guerre sépare et détruit. On ne fait pas avancer un pays par la séparation et la guerre entre les gens.
Celle ou celui qui est là sans avoir même pu choisir de venir là, celle ou celui qui est arrivé là sur sa route pour échapper au malheur,
Celle ou celui qui est là pour travailler, pour construire sa vie ici par le travail et faire vivre sa famille ou ses enfants,
Celle ou celui qui est né ici, ou qui est venu s’installer ici depuis longtemps,
Celle ou celui qui est né ici de parents nés ailleurs,
Toutes et tous ont la même légitimité à être ici.
La question n’est pas d’où nous venons chacun.
La question est : où nous allons, chacun et ensemble ?
Qu’est-ce que nous sommes capables de construire ensemble ici ?
Nos pensées, nos efforts doivent se concentrer là-dessus si nous voulons travailler à une paix entre tous et si nous voulons pouvoir repousser les forces de guerre qui travaillent à nous déchirer et nous séparer de toutes les façons possibles. »
