Un obstacle politique et son histoire
Judith Badiou, 5 juillet 2025
Par bien des côtés remarquables, que soulignent avec précision les différents articles de ce numéro de la revue, le mouvement de la jeunesse étudiante serbe a rompu avec nombre des faiblesses qui ont régulièrement conduit à l’effondrement des mouvements sous les coups de la répression étatique et policière. Il a fait preuve jusqu’à présent d’une grande intelligence politique à l’épreuve du réel. C’est pourquoi il importe de le connaître dans son détail, de saluer ses inventions singulières et d’apprendre d’elles, plutôt que de considérer ce mouvement de haut, comme le font nombre de commentateurs y compris dans les rangs de celles et ceux qui se réclament de convictions révolutionnaires.
Je voudrais donc commencer par récapituler ici ce qui distingue ce mouvement :
Il n’appartient pas au registre de l’émeute, brève et localisée, comme on a pu en connaître dans des situations de révolte de la jeunesse des quartiers en riposte à des meurtres résultant de l’intervention policière.
Il n’est pas – comme l’ont été les mouvements des printemps arabes et d’autres bien moins vigoureux qui ont eu lieu ici-même – organisé autour de mots d’ordre principalement « dégagistes » et négatifs.
Sa temporalité intérieure est une temporalité dont le souci déclaré est d’une part que les actes de ce mouvement ne soient pas la répétition d’erreurs passées – il est rarissime qu’un mouvement puisse être vigilant sur ce point, car habituellement le triomphalisme et l’autocongratulation l’emportent sur toute capacité d’autocritique – ; et d’autre part que ces actes puissent être la préfiguration d’un futur – conformes en tout cas aux principes qui devraient régir un futur.
Au plus loin de rester enfermé dans ses lieux initiaux (écoles et universités), il a su, par des initiatives de marches à travers le pays, tisser des liens solides avec la population, susciter des alliances avec d’autres groupes sociaux (taxis, enseignants, bikers, vétérans de la guerre civile qui avait déchiré l’ex-Yougoslavie) et il a forgé ainsi une capacité à tenir ensuite de gigantesques manifestations capables de se protéger des attaques de la police et de ne pas se laisser détourner de leurs enjeux politiques.
À partir des attaques violentes du 15 mars, pour défaire l’encerclement et l’enfermement dont ils sentent qu’ils permettraient à la répression étatique de détruire leur mouvement, des étudiants ont pris l’initiative d’un voyage à vélo de 1500 kms à travers l’Europe pour relier Belgrade à Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe ; puis d’une course à pied de Belgrade à Bruxelles, mobilisant en cours de route les diasporas serbes des pays traversés.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, ce mouvement tente de forger ses propres catégories pour penser ce qu’il fait, au fur et à mesure qu’il le fait, en en écartant d’autres qui ne lui paraissent pas justes. Et il essaie par ailleurs d’incorporer, selon un usage novateur et indépendant, des éléments existants d’organisation de la vie collective et de la politique. Ce dernier point est évidemment le plus tendu et le plus difficile. Et c’est cela que je voudrais examiner maintenant.
Pour mémoire, dans leur « Lettre au peuple de Serbie » en date de mars 2025, les étudiants commencent par expliquer en quoi leur mode de fonctionnement dans le mouvement diffère du fonctionnement du parlementarisme – qu’ils nomment « la démocratie représentative », même si leur expérience est que ce dispositif est en réalité coupé de toute « représentation » effective de ce que pensent et veulent les gens. Ils y opposent la « démocratie directe » telle qu’ils la pratiquent grâce à leur organisation en plenums. On pourrait rappeler – tout ceci étant désormais ignoré ou oublié ou renié – qu’en France, dans le mouvement de mai 68 et dans les actions politiques des années 70, c’est, de manière voisine, la catégorie de « démocratie de masse » qui était mise en œuvre via des « assemblées générales ». Et, plus particulièrement dans les grèves d’usine, l’organisation de votes publics, à main levée, permettait de combattre les manœuvres syndicales et patronales qui tentaient toujours de casser le mouvement en organisant des votes à bulletins secrets. En 2025 voici la description par les étudiants de Serbie de leur mode d’organisation :
« Tout ce que nous, étudiants, avons accompli jusqu’à présent, a eu lieu grâce à notre propre organisation, selon les principes d’une démocratie directe (sans intermédiaire), et des sessions plénières (plénum). Le plénum est un forum ouvert pour tous les membres d’un collectif, où chacun de manière égalitaire peut proposer un ordre du jour, le discuter et prendre des décisions basées sur un vote. Contrairement au modèle dominant de la démocratie représentative, où tout le pouvoir et la responsabilité sont laissés aux représentants choisis, qui à notre place décident de nos destins, dans une démocratie directe, la question se pose à chacun et chacun est responsable pour ce par quoi il est concerné. »
Par ailleurs, selon leur propre déclaration, « les étudiants ne sont pas, ne veulent pas, ni ne peuvent être porteurs de la volonté de tous. Les réponses à des questions étatiques plus générales, et à des questions sociales, qui sont soulevées actuellement, ne concernent pas exclusivement les étudiants, et de ce fait ne doivent pas tomber uniquement sur nos épaules ».
Convaincus à très juste titre qu’ils ne pourraient pas, et plus encore ne doivent pas, prendre en charge toutes les questions qui sont apparues dans le pays du fait de l’existence de leur mouvement, ils vont tenter d’en appeler à une utilisation littérale des possibilités de participation directe de tous, via des « assemblées citoyennes » – possibilités qu’ouvre l’organisation constitutionnelle serbe en matière de gestion locale. Du coup, la « Lettre au peuple de Serbie » se poursuit en faisant appel d’abord aux termes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, puis à des articles de la Constitution serbe :
« Chacun a le droit de participer à la gestion, direction, de son pays, directement ou à travers des représentants librement choisis. Ceci est garanti par l’article 21 de la déclaration universelle des droits de l’homme. Tandis que l’article 2 de la Constitution de la République de Serbie nous dit que aucun organe d’état, organisation politique, groupe ou individu, ne peut s’approprier la souveraineté des citoyens. La loi sur une gestion locale autonome prévoit dans l’article 67 que les formes d’une participation directe des citoyens dans la réalisation d’une gestion locale autonome sont : l’initiative citoyenne, les assemblées citoyennes, et le referendum. »
À partir de là, les étudiants serbes vont tenter de faire fonctionner une analogie, dont ils espèrent manifestement qu’elle encouragera la population à s’organiser, comme eux, en assemblées, sur la base d’une possibilité légale de le faire : « Donc ce qui est plénum pour les étudiants, c’est pour le peuple une assemblée des citoyens ». Possibilité que seules entraveraient, selon eux, la centralisation et la corruption étatiques :
« Néanmoins, à cause d’une centralisation prononcée et de la corruption du système, les autonomies locales sont tendanciellement négligées. (...) Toutes les citoyennes et tous les citoyens, qui selon notre Constitution sont les porteurs irrévocables de la souveraineté, doivent participer à la discussion et la décision concernant la crise actuelle. De ce fait nous vous invitons à vous tourner vers les autonomies locales et à vous organiser par vous-mêmes, selon le modèle d’une démocratie directe - par le biais des assemblées des citoyens qui sont prévues par la loi. Les questions et les décisions appartiennent à ceux qui sont concernés - donc nous tous. »
Il s’agirait donc de s’inspirer des inventions du mouvement de la jeunesse étudiante pour détourner en exercice de démocratie directe des organes de la démocratie représentative. La proposition explicite est de les ressusciter et de les transformer pour les faire servir au mouvement en cours : « La force du mouvement étudiant est dans une démocratie directe, qui, à la différence de la représentative est moins susceptible d’être manipulée et corrompue. La démocratie représentative manifestement n’est pas en état de résoudre la crise socio-politique de notre pays depuis des décennies, tandis que le modèle de la démocratie directe, basé sur notre expérience, a une chance ».
Ce faisant, les étudiants semblent négliger ce qu’ils rappellent pourtant eux-mêmes : « La même loi dit dans l’article 69 : L’assemblée des citoyens discute et fait des propositions concernant les questions pour lesquelles sont responsables les unités de l’autonomie locale. L’assemblée des citoyens, par la majorité des voix des présents adopte les demandes et les propositions et les adresse au parlement ou bien aux organes ou aux services de l’autonomie locale ». Autrement dit, ce dispositif des assemblées de citoyens est lui-même reversé dans le dispositif général de cette « démocratie représentative » dont ils dénoncent pourtant la puissance de corruption et de manipulation, en même temps que son incapacité à résoudre « la crise socio-politique de notre pays depuis des décennies ». Dans un tel cadre, les questions traitées sont limitées aux questions dont sont responsables les « unités de l’autonomie locale » et elles doivent être adressées in fine au parlement ou aux organes supérieurs. Il ne semble donc guère possible de les instituer en assemblées populaires de démocratie directe. À ma connaissance, et sous réserve d’enquêtes plus poussées, le projet porté par cette Lettre s’est heurté au dispositif des partis en place dans les « unités de l’autonomie locale » et n’a pas pu vraiment se déployer.
C’est à partir de cette difficulté que je voudrais essayer d’apporter l’appui d’une objection et d’une proposition, toutes deux fondées sur une perspective politique et historique plus vaste. Cela me paraît d’autant plus nécessaire qu’au terme de bientôt huit mois d’existence le mouvement semble rencontrer des limites dont il est lui-même conscient. Ses dernières initiatives politiques, le voyage à vélo jusqu’à Strasbourg, la course à pied jusqu’à Bruxelles – si justifiées soient-elles – attestent, me semble-t-il, d’un essoufflement intérieur, ou plutôt d’une sorte de stagnation qu’il faut bien imputer à un obstacle réel, interne au mouvement, et non pas principalement à la menace répressive qui se durcit et à la peur qui peut en découler.
Une divergence importante est apparue, suscitant de vives discussions, et elle porte sur la question du rapport du mouvement au gouvernement. Jusque-là, la force de ce mouvement a été de refuser tout rapport avec le gouvernement, et de tenir fermement comme principe : « il faut que les institutions fassent leur travail ». En l’occurrence : que la justice trouve et juge les responsables de l’effondrement meurtrier de l’auvent, à quelque niveau qu’ils se situent. N’étant pas parvenus à obtenir cela, la tentation semble se faire jour de changer de cible et de démarche. Ainsi en avril dernier, une proposition émanant des étudiants de Nis appelait à prendre position pour la constitution d’un « gouvernement d’experts ». À quoi ont objecté des étudiants de la faculté de philosophie de Belgrade en des termes vigoureux et justes, mais pour part abstraits :
« Le concept des experts dans ce contexte est de la poudre dans les yeux. Il n’y a pas d’acte ou de document qui déclarerait quelqu’un « un expert ». C’est une catégorie arbitraire qui sert à laver la personne de tout intérêt idéologique. Cela ne fonctionne pas. Tout a d’une certaine manière une couleur idéologique. Nous sommes catégoriquement contre l’idée que les étudiants proposent la formation d’un gouvernement d’experts. »
Déjà, dans « l’Edit étudiant de Nis », du 1er mars 2025, cette catégorie des experts occupait une place significative : à l’article « De la dignité », il était en effet écrit que les étudiants désiraient : « une Serbie dans laquelle les experts ne sont pas sous-estimés, et où la connaissance est valorisée plus que l’obéissance ». Or le texte de cet Édit est très important dans la mesure où, de l’aveu même des étudiants qui l’ont écrit : « nous proclamons cet édit, par lequel nous annonçons les valeurs pour lesquelles nous nous battons, comme un engagement envers l’avenir et envers l’État dans lequel nous voulons vivre ».
C’est l’État, non le gouvernement, qui occupe ici une place centrale dans leur pensée, il suffit de se reporter également aux articles de l’Édit intitulés « De l’État » et « Du futur » pour s’en convaincre. Il est donc essentiel d’examiner en quels termes les étudiants serbes se représentent cet État qu’ils affirment vouloir construire et dans lequel ils souhaitent vivre. Voici ces deux articles :
« De l’État
L'État est le bien commun de tous ses citoyens. Les institutions de Serbie doivent servir le peuple et être une base de confiance, et non pas l’instrument du pouvoir de quelques-uns. Nous œuvrons pour un État dans lequel la loi est l’autorité suprême et où la fonction politique veut dire servir les citoyens et non pas avoir un privilège.
Du futur
Que cet édit soit notre obligation, notre promesse des uns aux autres, que nous construisions un État qui appartiendrait à tous, dans lequel chaque enfant pourra faire de grands rêves. Un État dans lequel la liberté et la justice seraient plus fortes que n’importe quel individu, dans lequel le pouvoir ne se servirait pas du peuple, mais c’est lui qui servirait le peuple. »
Cette vision de l’État porte, me semble-t-il, quelque chose d’un bilan de la séquence historique antérieure du communisme, incarnée dans des États socialistes à l’instar de la Yougoslavie de Tito, bilan aussi de leur dégénérescence et corruption perpétuées dans les régimes qui leur ont succédé sous le nom de « démocratie ». Il est en effet postulé que l’État puisse être « le bien commun de tous ses citoyens », il s’agit de s’obliger à construire un État « qui appartiendrait à tous », « dans lequel le pouvoir ne se servirait pas du peuple mais servirait le peuple », « où la fonction politique veut dire servir les citoyens et non pas avoir un privilège ». Aucun de ces qualificatifs ne viendrait à l’esprit d’un mouvement contemporain dans un pays appartenant à l’Europe de l’Ouest. Pour me faire comprendre, il est utile de rappeler à nouveau que dans les années 70, « servir le peuple » a été un mot d’ordre très actif dans la jeunesse étudiante, la conduisant à se lier aux ouvriers et aux paysans, mais jamais il n’a été associé à l’hypothèse que le pouvoir, lui, pourrait servir le peuple. Le seul mouvement qui ait incité l’État à être au service, non pas du peuple, mais de l’intérêt général a été celui des grèves de 1995, qui tâchait de faire pièce au démantèlement de toute idée de bien public, de bien commun. Ce qu’on peut donc dire en faveur des énoncés des étudiants serbes c’est qu’ils tirent leur inspiration singulière, le sachant, ne le sachant pas, explicitement ou non, de la séquence politico-historique dont ils ont hérité après le démantèlement de la Yougoslavie et l’engloutissement sanglant de la région dans autant de guerres civiles atroces.
Il me semble que ce contexte singulier se manifeste aussi dans les déclarations bouleversantes de ce vétéran de la guerre en Bosnie lors du blocus de la télévision nationale à Belgrade, lors duquel cet homme accuse ce média d’avoir propagé les mensonges et la haine qui ont envoyé au combat les jeunes de son âge, et où il déclare que désormais il n’y a plus « vos » enfants et « nos » enfants – autrement dit qu’un bilan de ces guerres atroces peut désormais commencer à être tiré, grâce à cette jeunesse qu’il oppose à sa « génération ratée » :
« Outre le fait d’être vétéran, je suis également invalide de guerre. J’ai été blessé en mai 92 à Sarajevo. Je n’avais pas encore 21 ans, ce qui est l’âge de la majorité de nos enfants là. Ma génération est partie ou s’est trouvée en guerre en Bosnie. Certains sont partis pour combattre, entre guillemets, « les Turcs qui voulait créer un état islamique en Europe et nous pour protéger la terre sainte de la Serbie, et protéger le peuple de la Serbie ». En avril, cette année 1992, a pris feu la marmite sanglante de la Bosnie. Tous les côtés se sont précipités à qui la fera bruler plus fort. Notre cuisine pour la propagation du mensonge et de la haine se trouve dans ce bâtiment au dessus de nous.
La foule crie fort
Oui dans cette même RTS qui aujourd’hui encore propage le mensonge et la haine.
La foule crie encore
Ma génération a cru ces mensonges, et a cru que nous faisions la bonne chose. Que nous avions raison et que les autres sont le Mal. Tandis que les autres pensaient pareil pour eux-mêmes. C’est alors qu’a commencé à tourner la roue du Mal qui tarde à s’arrêter et tourne chez beaucoup de gens encore aujourd’hui. Nous avons cru ces mensonges, mais cette génération d’aujourd’hui ne les a pas crues. Elle s’est levée pour que ça s’arrête.
Applaudissements
Ils sont ceux qui propagent l’amour et éclairent le futur. Ce futur est ce que nous tous souhaitons, et notre devoir, de nos générations ratées, est de nous lever et de les suivre. »
Que de pareilles déclarations puissent avoir lieu atteste de la profondeur à laquelle le mouvement des étudiants serbes touche la population du pays ; il était très significatif aussi que dès le début des populations d’autres pays issus du démembrement de la Yougoslavie aient manifesté joie et soutien devant le surgissement de ce mouvement.
Les étudiants en ont la plus grande conscience et ils l’expriment dans l’article « De la solidarité » de l’Édit de Nis :
« Les chemins de nos villes, de Nis à Novi Sad, de Belgrade à Kragujevac, témoignent de la puissance de l’unité du peuple. Cette solidarité, inconnue jusque-là des systèmes fondés sur les divisions et les discordes, devient notre engagement et notre force dont nous prendrons soin et que nous défendrons. Transformant les voix individuelles en une force de changement, nous avons prouvé que la Serbie n'est pas un assemblage d’intérêts divisés mais un ensemble de citoyens qui partagent une vision pour le futur »
Ce qu’ils ont porté jusque-là de si fort et de si beau les engage pour la suite qu’ils sauront donner, créer encore ou non, à leur mouvement. Or l’obstacle sur lequel ils butent actuellement – et que révèlent aussi bien leur discussion sur gouvernement d’experts ou pas, que leurs énoncés sur l’État ou des velléités de participer aux élections – est difficile à surmonter parce que c’est précisément l’obstacle sur lequel ont buté les mouvements communistes historiques.
Que faire de l’État ? Que faire du pouvoir ? Marx avait d’abord envisagé possible de prendre l’appareil d’État, toute sa machinerie administrative et policière, et de le mettre directement au service d’un nouvel ordre politique. La survenue de la Commune de Paris et de ses actes lui a appris qu’il ne pourrait en être ainsi et qu’il faudrait en réalité faire dépérir le dispositif même de l’État, en prenant appui sur les capacités d’organisation directe de la population elle-même à l’image de ce que les Communards avaient su faire dans un Paris encerclé et affamé. L’effroyable massacre qui a mis fin à cette première tentative inouïe de se passer de l’État a conduit Lénine à privilégier en un premier temps la conquête victorieuse du pouvoir. Ce succès, porté par l’existence politique des assemblées ouvrières et populaires des Soviets et la capacité des bolcheviks à diriger le mouvement insurrectionnel, n’a pu se consolider qu’au travers d’une terrible guerre civile dans laquelle la contre-révolution était armée par toutes les puissances de l’Europe. Coalition comparable à celle qui avait voulu renverser la Révolution française en son temps. Aux termes de ces processus, Lénine devait avec la plus extrême angoisse, peu avant sa mort, constater que le premier État ouvrier et paysan de l’histoire se distinguait peu, dans son organisation et ses actes, de l’État tsariste auquel il avait succédé. Ce qui aurait dû rouvrir à la question politique cruciale du dépérissement de l’Etat, de sa transformation sous le contrôle populaire, dont les embryons étaient pour Lénine, l’Inspection ouvrière et paysanne, mais aussi des initiatives comme la liaison informelle d’ouvriers des villes aux habitants des campagnes. À ces orientations, le stalinisme a opposé le renforcement policier et sécuritaire constant d’un État soviétique aux mains d’un parti-État. Mao Ze Dong s’est longuement instruit du bilan politique tant du léninisme que du stalinisme. Cela l’a conduit, on l’ignore trop souvent, à entrer en dissidence avec la ligne politique insurrectionnelle du Parti communiste chinois, et à opposer au désastre sanglant de l’insurrection de Shangai la voie de la Longue marche et d’une patiente guerre populaire qui mit plus de vingt ans à libérer la Chine de l’occupation coloniale japonaise et à en faire un pays indépendant et debout au terme de la seconde guerre mondiale. Son bilan du stalinisme l’a conduit à s’écarter du productivisme à outrance et à répudier la méfiance vis-à-vis de la paysannerie, pour encourager un processus de développement qui aurait eu pour base le développement de Communes populaires, alliant production industrielle et agricole, et réduisant la séparation villes/campagne – séparation qui est source d’inégalités majeures, et on le voit aujourd’hui de désastres écologiques. Mao Ze Dong a rencontré de vives oppositions à cette politique de l’intérieur du Parti communiste chinois. Il a analysé cette situation en termes de lutte entre les deux voies, capitalisme ou socialisme, et tenté de faire progresser la voie socialiste en soutenant le déclenchement de ce qui a été nommé la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne – connue ici désormais comme « Révolution culturelle », et plus encore agonie d’injures et recouverte de désinformations que la Révolution française l’a été pendant tout le 19ème siècle et au-delà. On peut comprendre la haine que cette tentative a déchaîné quand on se représente qu’il s’agissait, de l’intérieur d’un pays socialiste, de l’intérieur d’un parti communiste, de l’intérieur du processus révolutionnaire lui-même, de dire que rien n’avait été réglé par la prise du pouvoir d’État, que le droit bourgeois continuait à dominer et régir la société, que la bourgeoisie était désormais dans le parti communiste lui-même et qu’il fallait oser se soulever, y compris contre les dirigeants en place qui soutenaient la voie de développement bourgeoise et le capitalisme. Il m’est évidemment impossible d’entrer ici dans le détail d’épisodes aussi cruciaux que disputés. Je veux simplement en venir à ceci. La tentative de Mao Ze Dong a échoué, la voie capitaliste l’a emporté, il n’est pas difficile de s’en convaincre quand on voit ce qu’est devenue la Chine aux mains des adversaires politiques de Mao. Donc le chemin d’une autre voie sur la question de l’État que celle de son renforcement n’a pas été trouvé. Et pourtant tout ramène à l’étau de cette question politique comme question centrale, décisive : on ne peut pas avoir comme objectif la seule prise du pouvoir d’État, sauf à se laisser enfermer dans une figure répressive de l’État ; on ne peut pas en finir d’un seul coup avec l’État, il faut donc trouver comment limiter progressivement l’emprise et les pouvoirs de l’État.
Comment cette analyse peut-elle retentir sur la situation serbe et les inventions possibles du mouvement ? Il ne faut certainement pas céder à la tentative de se mêler des élections et de la constitution d’un nouveau gouvernement, qu’il soit gouvernement d’experts ou de quoi que ce soit d’autre. Que le gouvernement se débrouille avec ça. Par contre il faut certainement continuer à tenir le principe que les institutions doivent faire leur travail : à cet égard, le mouvement étudiant et populaire pourrait se constituer lui-même en assemblée chargée de veiller à ce que ce principe (et d’autres éventuellement) soit mis en œuvre. Les plus grandes situations révolutionnaires de notre temps n’ont pas résolu ce problème, mais ce n’est pas une raison pour être intimidé. Avant la Commune de Paris de 1871, nul n’avait même l’idée que la tâche politique révolutionnaire pourrait être de travailler au dépérissement de l’État. Il se peut que de l’inédit surgisse aussi en Serbie. Remerciements déjà pour toutes les pensées que le courage et la ténacité de ce mouvement font naître.
Juin 2025
