À propos de la loi scélérate du 26 janvier 2024
Alain Badiou, 7 juin 2024
Je voudrais ici indiquer l’importance du projet de loi sur l’immigration, et la signification véritablement aussi historique qu’inacceptable qu’a été son adoption.
Une remarque préliminaire sur la situation politique qui affecte le monde entier, à savoir une fatale désorientation. J’appelle « orientation » d’une politique sa conformité à un système de valeurs. Par exemple, l’orientation de la politique pendant la Révolution française en 1793 est concentrée dans le mot « république », avec sa devise « liberté, égalité, fraternité ». L’orientation de la politique dans les débuts de la révolution russe de 1917 est formulée par Lénine dans le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets », ce qui veut dire : fin de l’Etat central et organisation populaire de toutes les activités collectives. Dans ces deux cas, la politique est dominée, affirmativement, par des valeurs nouvelles de son processus.
J’appelle « désorientation » d’une politique le fait qu’aucune valeur n’est plus assumée, parce que la politique de l’Etat n’est que la permanence acharnée, et souvent violente, du pouvoir d’une classe de privilégiés au détriment de tous ceux que cette classe exploite. Tout alors disparaît dans de fatales négations. En résumé, la classe dominante nie toute existence, toute valeur politique, à ce qui n’est pas elle et son système d’exploitation du travail des autres. Et les travailleurs, les ouvriers et leurs alliés intellectuels, n’ont ni idéologie commune, ni organisation politique globale, leur permettant de résister à, voire même de vaincre, la négation de leur existence par les exploiteurs.
Le situation générale paraît alors complètement désorientée, on parle de « crise », on parle de désordre total, parce qu’aucune affirmation organisée ne vient s’opposer à la négation des exploiteurs et unifier dans l’action la négation des opprimés. La vie politique est comme dissoute dans une ambiance de négativité générale, cette « crise », à l'abri de laquelle le système dominant espère prospérer.
Dans ce contexte il est et a toujours été naturel que prospèrent ceux qui prétendent désigner des responsables, des coupables, de la désorientation, lesquels d’ailleurs ne seront jamais, les véritables profiteurs et organisateurs de la crise, en l’occurrence, le patronat capitaliste. Ces idéologues de la désorientation, ces parasites de la crise, nous les appelons « extrême droite », ou, plus sévèrement, « fascistes ».
Comment travaillent ces faussaires ? Ils partent de l’idée que toute orientation politique véritable s’oppose à un groupe de gens qu’ils caractérisent par leur identité, au sens fort, à savoir la race, les pays où ils sont nés, la langue qu’ils parlent, éventuellement la religion ou les croyances. Autrement dit, ils remplacent « orientation » par « identité ». La bonne identité, c’est le bon Français, celui qu’ils appellent le « Français de souche ». La mauvaise identité, qui est selon eux la cause de la crise, est raciale (les Noirs venus d’Afrique), ou religieuse (les Arabes venus du Moyen Orient), ou encore géographique (les Indochinois venus d’Asie). A tous ceux-là, les menteurs de l’extrême droite opposent la notion de « vrai Français », lequel est déclaré racialement supérieur à tous ceux de cette liste - ce qui veut pratiquement dire supérieur à tous les immigrés que notre oligarchie capitaliste exploite sans merci comme ouvriers dans ses usines, comme porteurs et sous-fifres dans ses chantiers, comme domestiques un peu partout.
Tous ceux qui organisent et répandent l’idée de l’étranger comme coupable de notre crise, comme cause de notre désorientation, doivent être politiquement appelés pour ce qu’ils sont, à savoir des fascistes. Le fasciste, qu’il soit anti-sémite, anti-arabe, anti-noir, anti-asiatique (ou toute autre catégorie identitaire) organise la politique non à partir de principes universels, comme la liberté républicaine ou l’égalité communiste, mais à partir de l’identité. Du coup, celui qui est ainsi visé n’a aucun moyen de se défendre, puisque son prétendu « crime » se résume à ceci : il est coupable d’être né comme ce qu’il est. A la limite – comme ce fut la doctrine et l’action des nazis sous Hitler – si c’est son identité de naissance qui définit le coupable d’une désorientation, il ne reste qu’à le tuer pour pouvoir se réorienter selon de belles maximes purement nationales.
Alors je vous dis ceci : discuter aujourd’hui, en France, de la possibilité de lois qui interdiraient formellement à quiconque n’est pas né français de venir habiter et travailler en France ; refuser absolument que la naissance en France confère automatiquement la nationalité française, comme l’a affirmé notre droit du sol depuis des années ; prétendre que des lois marquées de nationalisme criminel, vont mettre fin à la crise de la société et refaire de la France un pays glorieux, tout cela n’est rien d’autre qu’une forme reconstituée du fascisme, lequel a pour définition que la valeur politique d’une existence tient à son origine, et à rien d’autre.
Voter aujourd’hui, dans ce contexte désorienté fascisant, une loi scélérate persécutant en France des prolétaires nés en Afrique ou dans toute autre région non européenne du monde, c’est donc ouvrir la porte de notre pays à l’horreur du fascisme. C’est prétendre remédier à la désorientation contemporaine par une prétendue « orientation » nationaliste et raciste.
Nous devons considérer le combat contre le vote d’une loi fascisante anti-immigrants comme une absolue nécessité politique du moment. Et quant à la désorientation, nous devons y remédier en dénonçant, non pas du tout les prolétaires venus d'Afrique pour travailler dans nos usines, nos routes et nos chantiers de toute espèce, mais la dictature aveugle du capitalisme monétaire.
À ce capitalisme aveugle, il faudra opposer une orientation toute nouvelle : la résurrection de l’Idée communiste, anticapitaliste et égalitaire, en tirant, de façon active, le bilan de son échec provisoire en Russie comme en Chine. C’est, certes, une autre histoire. Toutefois un combat, lucide et massif, contre des lois scélérates anti-ouvrières, comme l’est la loi promulguée le 26 janvier 2024 contre le prolétariat international, peut être une bonne école pour consolider nos convictions et nos actions contre la présente désorientation que le capitalisme nous inflige.
