Sur la créativité politique du mouvement étudiant en Serbie
Jelena Rosic, 5 juillet 2025
On entend parfois de la part des étudiants qu’ils ne font pas de politique. Qu’est-ce à dire pour un mouvement qui a su mobiliser un pays entier plus que jamais auparavant, car nous avons assisté ces derniers mois à des manifestations les plus nombreuses dans toute l’histoire de la Serbie.
Ce point marque la distance, là en l’occurrence radicale, avec ce qu’on appelle de nos jours « politique » : le système des partis politiques, corrompu, dont le seul enjeu est le maintien du pouvoir et de la richesse pour une poignée de gens. Système d’où d’ailleurs est absente toute pensée politique si on entend celle-ci comme une pensée sur ce que veut dire construire un pays et la vie collective en paix dans celui-ci : la question du fonctionnement des institutions par exemple. Ainsi le mouvement étudiant a le mérite de permettre de penser ce qui est proprement politique, non pas du tout en termes d’une lutte pour le pouvoir mais comme un processus créatif. Cette inventivité a besoin de temps et de paix pour se déployer. Ainsi puisse leur mouvement fleurir longtemps à l’abri des tentatives de répression pour nous faire découvrir davantage de belles inventions.
On trouve parmi les inventions des étudiants :
Les plénums. Les universités ne sont pas bloquées simplement « pour faire pression sur le gouvernement » ou sur quelqu’un d’autre. Elles sont occupées par les étudiants car elles sont le lieu de leurs assemblées où a lieu la discussion, l’analyse des situations qui se présentent à eux au fur et à mesure et la prise des décisions sur ce qui est à faire. Au vu de la qualité de ces analyses, des réponses apportées, et des initiatives prises, la discipline et la méthode de ces réunions sont de toute évidence bien pensées.
Identifier et tenir un point important. Ce mouvement contrairement à tant d’autres a su identifier et ne pas abandonner ce autour de quoi il s’est construit : la tragédie qui a eu lieu à Novi Sad, qui n’est pas simplement un prétexte, comme ça le serait pour une organisation politique déjà existante par exemple et qui chercherait à prendre le pouvoir. Ici le mouvement a su identifier dans cet événement douloureux le problème grave de la corruption et l’incapacité actuelle des institutions (notamment de la justice) de faire leur travail. Points qu’il n’a jamais abandonnés, sur lesquels il n’a pas cédé et dont il a fait un enjeu qui a touché toute la population qui s’est sentie concernée par ces problèmes comme jamais auparavant.
Une production créative. Il ne s’agit pas uniquement de tracts dans ce mouvement. On produit des œuvres où se lit la pensée de ce mouvement sur lui-même, sur ce qu’il fait, comment il apprend des erreurs du passé, sur les pas suivants qu’il compte entreprendre, sur la manière dont il noue des liens avec la population du pays. Un édit. Une lettre au peuple de la Serbie. Des blagues (avec des images ou pas) qu’on fait circuler à travers les réseaux sociaux et qui permettent souvent de tourner en dérision les accusations, les menaces et la provocation que le gouvernement cherche à infliger au mouvement. Ce procédé révèle souvent de manière très efficace l’aspect dérisoire, inculte et méprisant des coups bas du régime. Un journal sur les événements pour pallier la censure qui règne sur la télévision nationale. Des films qui pour le moment prennent la forme de documentaires court-métrages qui sont parfois des enquêtes, par exemple sur la lutte des agriculteurs contre l’exploitation du lithium, ou sur le groupe appelé « étudiants 2.0 ».
Les manifestations. Ce mouvement réinvente la manifestation comparativement à celles dont nous avons l’habitude. Les manifestations ne sont pas du tout ici « le moment où tout se joue », qui déborde jusqu’à une culmination violente et ensuite laisse tout le monde déçu parfois pour des décennies, car en effet comment un pays pourrait-il se transformer en un jour et procurer magiquement une vie meilleure à son peuple ? Les manifestations des étudiants en Serbie sont de ce fait uniquement une parmi d’autres belles initiatives de ce mouvement. Très disciplinées et organisées, surtout pour les plus grandes. Elles ont un moment où elles commencent et où elles se terminent, avec un programme publié à l’avance, tel un petit festival. Elles ont un riche contenu, qui provient entre autres des plénums. Elles sont les lieux où on rend publiques les inventions de ceux-ci. Par exemple, l’édit étudiant, ou différents discours et déclarations. Elles ont par ailleurs toujours une connotation commémorative, à travers les 15 minutes de silence pour les morts à Novi Sad. Elles sont un lieu de solidarité et de partage (des gens offrent aux autres la nourriture, l’hospitalité, on récolte de l’argent pour les buts humanitaires…). Les manifestations sont aussi des lieux où on entend des chants et voit des pièces de théâtre.
Les marches entre les villes. Une invention particulièrement belle était cette idée de se déplacer à pied, ou à vélo, entre différentes villes pour s’y retrouver. Elle a été mise en place pour la première fois fin janvier/début février entre Belgrade et Novi Sad où on allait occuper les ponts. Moment où on accepte également officiellement la candidature des étudiants de Serbie pour le prix Nobel de la paix (à l’initiative de l’écrivain et dramaturge Siniša Kovačević). Ces longues marches ont permis, sans doute plus que toute autre initiative, aux étudiants de nouer des liens très forts avec la population. Ils ont permis de vaincre la censure des médias - les gens n’avaient plus besoin d’allumer la télé pour les voir, ils les rencontraient sur les places de toutes les villes et villages, ils les recevaient même chez eux pour passer la nuit, les invitaient à leur table. La force avec laquelle la population a soutenu le mouvement des étudiants est très encourageante. Dans une situation où rien ne le présageait le mouvement a eu pour effet de révéler à quel point les gens ont un énorme désir de changement, de vivre mieux. Au point qu’ils accueillaient les jeunes souvent avec des larmes et des déclarations très fortes partout où ils passaient. Les étudiants cherchent aujourd’hui à élargir le périmètre de ces marches en se dirigeant à vélo jusqu’à Strasbourg.
Les alliances. Le mouvement étudiant a su créer des alliances étonnantes avec des gens très différents. Leurs propres enseignants d’abord, les lycéens, mais également les avocats, les artistes, les chauffeurs de taxi, les vétérans, les bikers, les agriculteurs… Ces alliances sont elles aussi réinventées et transformées. Il ne s’agit pas d’une « convergence des luttes » pour « être nombreux à la manifestation » et crier les mêmes slogans, mais d’une entraide réelle sur les points très précis et concrets : les déplacements, la résistance face aux arrestations et convocations à la police, la sécurité de tous lors des grandes manifestations… Ces entraides et ce soutien permettent réellement que le mouvement continue et ne se finisse pas face à trop de pression.
Réinvention quant à la tradition et la loi. Ce mouvement dans sa volonté de construire et non pas de détruire a une singularité intéressante qui est qu’il reprend volontiers des éléments d’habitude utilisés à des fins nationalistes, notamment de l’histoire et de la tradition du pays, et les transforme en quelque chose sur quoi on peut s’appuyer de manière inventive, pour s’en servir dans le présent. Par exemple la lutte contre l’empire Ottoman à partir de 1804 pour parler du soulèvement et du réveil d’un peuple face à la violence de l’Etat : époque d’où date le chant Vostani Serbije, Serbie lève-toi, jadis l’hymne national et repris aujourd’hui par ce mouvement. De même les étudiants vont aller piocher dans la constitution actuelle cette possibilité de faire des assemblées de citoyens dans toutes les villes et villages. Ceci est probablement une réponse, voulue ou non, à l’ancien État socialiste qui prônait une rupture parfois radicale d’avec la tradition et la religion, douloureuse pour beaucoup de gens. Mais aussi à la société capitaliste sans limite d’aujourd’hui où plus rien ne compte que le profit et où tout est à vendre. Ici cherche à s’inventer une possibilité d’aimer son pays tout en s’ouvrant vers une nouvelle modernité accueillante pour tous.
Ce mouvement qui dit lui-même « s’être organisé à partir de rien » est une création à notre connaissance sans précédent. Et qui invite à une enquête justement sur cette question de comment commence une mise en mouvement d’un peuple. L’inventivité, la créativité de ce mouvement, qui ne cesse de répéter que le but est de construire et non pas de détruire, est une de ses forces principales et la marque de sa très grande singularité. Les étudiants inventent les manières toujours nouvelles pour identifier les problèmes et transformer la situation. Ils montrent ainsi à tous qu’il ne serait certainement pas facile, mais possible grâce à l’effort de tous et grâce à une bonne organisation qu’il faudrait créer, de construire ensemble un pays où on vit bien ensemble, non pas en une fausse harmonie mais en paix. Là où le régime qui tient le pouvoir est absolument incapable de le faire. Qui plus est, ils ne prescrivent pas aux autres ce pour quoi il s’agit de se battre. Ils invitent toute la population à suivre leur exemple et de s’animer, de se mobiliser chacun pour ce qu’il croit important et juste pour la vie collective, non pas pour le demander à un gouvernement mais pour le construire, comme ils disent, chacun sur son lieu de travail, dans son entourage, dans sa ville, à travers les assemblées qui pourraient discuter et décider des questions qui les concernent au niveau local. Par cette dernière invitation le « pour tous » se réinvente en devenant une participation de tous, avec leurs pensées, leurs idées, leurs capacités de contribuer à leur tour à la vie du pays qui par là même serait transformé, au plus loin d’une « intégration » ou d’une « tolérance » à l’intérieur de ce qui existe déjà et qui n’est en réalité vivable pour personne.
Avril 2025